Research studies

La formation d’une presse nationale. Le parcours du quotidien « An Nasr », de l’arabisation en 1972 à la veille d’Octobre 1988

The formation of a national press. The course of the daily newspaper "An Nasr", from the Arabisation in 1972 to the eve of October 1988

 

Prepared by the researcher  : Samir Merdaci – Maître de conférences HDR, Université Constantine 3-Salah Boubnider

Democratic Arabic Center

Journal of Media Studies : Twenty-fourth Issue – August 2023

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
ISSN 2512-3203
Journal of Media Studies

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Résumé

Le 3 janvier 1972, paraît le premier numéro du quotidien « An Nasr » totalement arabisé, succédant à l’édition en langue française créée le 28 septembre 1963 après la nationalisation du journal privé « La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien », longtemps porte-parole et zélateur de la colonisation française de l’Algérie. S’il a pu hériter du patrimoine mobilier et immobilier du journal colonial, ce nouveau journal, épousant les statuts juridiques de son prédécesseur, n’a bénéficié de la transmission d’aucun modèle journalistique, naissant dans le dénuement culturel.          À l’inexpérience journalistique d’une arabisation décidée dans l’urgence politique se rajoutait une gouvernance administrative et rédactionnelle fluctuante qui en a grevé le développement. Cette étude décrit, de 1972 à 1988, de l’arabisation du titre à la veille des émeutes d’Octobre 1988, qui transforment le pays, les marqueurs spécifiques (histoire, gouvernance, modèle économique), d’un  journal qui a trouvé dans la proximité d’un supplément sportif hebdomadaire (« El Hadef », 1972-1997) un soutien dans sa très relative expérience de presse publique nationale.

Abstract

On 3 January 1972, the first issue of the fully Arabicised daily “An Nasr” appeared, succeeding the French-language edition created on 28 September 1963 after the nationalisation of the privately-owned newspaper “La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien”, which had long been the mouthpiece and zealot of French colonisation of Algeria. Although it was able to inherit the movable and immovable assets of the colonial newspaper, this new paper, which adopted the legal status of its predecessor, did not benefit from the transmission of any journalistic model, being born into cultural destitution. In addition to the journalistic inexperience of an Arabisation decided on in a political emergency, the newspaper’s development was hampered by fluctuating administrative and editorial governance. This study describes, from 1972 to 1988, from the Arabisation of the title to the eve of the riots of October 1988, which transformed the country, the specific markers (history, governance, economic model) of a newspaper which found support in the proximity of a weekly sports supplement (“El Hadef”, 1972-1997) in its very relative experience as a national public press.

Introduction

À la veille de l’indépendance nationale de l’Algérie, le 3 juillet 1962, et de manière précise depuis la signature des Accords d’Évian, le 18 mars 1962, le vaste réseau de journaux coloniaux, comportant des centaines de titres à l’Ouest, au Centre et à l’Est du pays, va disparaître. Seuls quelques grands titres de la presse quotidienne coloniale subsistent dans le pays libre et souverain, ainsi « La Dépêche d’Algérie », à Alger, « L’Écho d’Oran » et « La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien », publication de premier rang appartenant à la famille Morel, qui l’a créé en 1908. Le 3 juillet 1962, le journal, porte-parole du gros colonat et zélateur de la colonisation française de l’Algérie, change de fusil d’épaule et commente les premières heures de l’indépendance sans sourciller. Les propriétaires du titre, notamment Léopold Morel, leur dernier survivant, entendaient en garder vaille que vaille la maîtrise, quitte à s’adapter au nouveau pouvoir de ceux qui étaient désignés dans les colonnes de leur journal comme des « fellaghas », des « rebelles » et des « terroristes ». Situation, certes ambigüe, rendue possible par une évidente impréparation des nouvelles autorités et de l’absence d’orientations relativement à l’organisation de la presse.

Le 17 septembre 1963, plus d’une année après l’indépendance, était annoncée la nationalisation de « La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien » par  une décision du Bureau politique du Front de libération nationale réuni le 15 septembre 1962 en marge de l’élection d’Ahmed Ben Bella à la présidence de la République et de la formation de son gouvernement. Conformément aux Décrets de mars 1963, le quotidien est inscrit dans la liste de l’Office des Biens vacants de l’État et la propriété de son patrimoine était dévolue au parti unique, qui en assurait la direction. Le 28 septembre 1963, « An Nasr » (La Victoire), succédant à l’ancien quotidien colonial, sortait son premier numéro. L’ébauche d’une presse nationale de portée locale et régionale pouvait commencer à Constantine dans un contexte de réel dénuement : il n’y avait ni journalistes professionnels ni équipes techniques des ateliers de fabrication réellement formés. Ces lacunes fondamentales, au commencement du nouveau titre, n’étaient pas surmontées : elles allaient sur le long terme, de l’expérience du quotidien en langue française, le 28 septembre 1963, à son arabisation totale le 3 janvier 1972, puis dans son long parcours jusqu’à la veille d’Octobre 1988 et la libéralisation du secteur de la presse par la Constitution de février 1989, obérer la marche de l’unique quotidien de l’Est algérien.

Cette étude a pour objectif de retracer dans son temps la formation d’un nouveau journal arabisé, remplaçant les titres francophones « La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien » (3 juillet 1962-17 septembre 1963) et « An Nasr » (28 septembre 1963-31 décembre 1971). Dans le champ de la recherche, plusieurs travaux ont été consacrés spécialement à des analyses de contenu ou à l’inventivité lexicale des articles de presse publiés en Algérie. Les études de cas sont rares pour citer, au premier plan, la volumineuse thèse de Youcef Aggoun, sous la direction de Pierre Albert, intitulée « El Moudjahid. Monographie du quotidien national algérien de langue française de sa création à nos jours (1965-1990), soutenue en 1991 à l’Université Paris 2 ; ensuite, « L’Étude bibliométrique des archives du journal ‘‘El Moudjahid ‘’, de 1956 à 1962 » d’Abdelkrim Terrar (2014) reste un modèle de description morphologique d’un titre de presse ; enfin « La presse écrite en Algérie : positionnements médiatiques et enjeux linguistiques » de Hadj Miliani (2013) détermine l’insertion culturelle de la presse. Ce sont trois orientations de lecture socio-historique de la presse en Algérie, qui prolongent les premiers travaux de Zahir Ihaddaden (1980) sur la presse indigène dans l’Algérie coloniale et l’importante somme monographique de la presse en langue arabe d’Algérie de Zoubir Seif El Islam[1].

Le questionnement envisagé ici s’en rapproche, car il s’agit de marquer à partir de quels capitaux a pu se former et évoluer un titre de presse dans un contexte de changement culturel radical, de la langue aux équipes et à une conception inédite de l’entreprise de presse. Le journal « An Nasr » est projeté dans une période typique de l’histoire de la presse nationale, de son lancement en 1972 à la veille du changement politique rendu possible par la nouvelle Constitution du 23 février 1989 qui consacre l’expression politique et autorise la création de titres de presse de statut privé. « An Nasr » a exercé jusqu’alors sous le régime du monopole de la presse étatique et partisane.

L’intérêt de cette étude, qui fixe une page de l’histoire de la presse nationale, est d’être essentiellement descriptive, attachée à l’identification des faits. Elle porte ainsi davantage sur l’institution de presse que sur des contenus d’articles liés aux attentes politico-idéologique de la période. C’est, effectivement, un biais méthodologique à considérer. Selon Pierre Albert, cité par Maurice Mouillaud (1968 : 62), il convient d’éviter le risque de confusion entre l’écriture de l’histoire de la presse et celle de l’histoire de la société à travers les contenus des journaux :

L’historien de la presse est sans cesse obligé de limiter arbitrairement ses recherches dans les journaux : il doit tirer de ses lectures les renseignements intéressant la vie même des journaux et celle de la presse et résister à la tentation qui est grande (…) de vouloir étudier tous les problèmes que pose à sa conscience d’historien l’actualité qu’il redécouvre dans les vieux journaux : faire l’histoire de la presse et non l’histoire à travers la presse.

 La démarche méthodologique proposée par Jacques Kayser (1967) dans son enquête sur le quotidien français (1967) reste suffisamment souple ; le premier axe de cette enquête, spécifiquement axé sur l’identité de l’institution de presse, est repris et adapté en fonction de l’objet de l’étude (histoire du titre, de sa structure de gestion et de ses ressources financières) en s’attachant à quatre flux spécifiques qui en décrivent le parcours : 1°) le contexte sociopolitique et médiatique de la création du journal arabisé et la définition de ses options ; 2°) l’instabilité de son encadrement ; 3°) ses aspects commerciaux et financiers; 4°) ses perspectives de développement à travers la création d’un supplément d’information sportives, « El Hadef » (1972-1992). Ces quatre étapes sous-tendent le plan de l’étude.

  1. L’arabisation de la presse régionale : une décision politique

L’arabisation des quotidiens régionaux de l’Est et de l’Ouest algérien est un vœu du comité central du FLN, vite mis en œuvre par le gouvernement du président Boumediene et le ministère de l’information et de la Culture, dirigé par Ahmed Taleb Ibrahimi. Si l’arabisation d’An Nasr, quotidien de Constantine, devait être immédiate et prendre effet dans le courant de l’année 1971, celle du quotidien oranais « La République » n’était concrétisée que le 1er janvier 1977, sous la dénomination « El Djoumhouria », au terme de cinq années de battement et de préparation.

Envisagée au début de l’année 1971, l’arabisation du quotidien « An Nasr » en langue française, était programmée en deux étapes : partiellement, le 1er juillet 1971, et, totalement, le 3 janvier 1972. Les motivations qui entourent cette décision sont assez nombreuses, et elles furent plus d’ordre politique que culturel (Grandguillaume, 1983 : 95-134). Le changement de langue a forcé le départ de tous les éléments de la rédaction du quotidien en langue française. Il est exceptionnel de souligner que la même situation a prévalu lors du passage de « La Dépêche de Constantine et de l’Est algérien » à « An Nasr » en langue française et de ce dernier à sa version arabisée. Hors du patrimoine immobilier et mobilier, notamment le matériel de composition (linotypes), les rotatives de l’imprimerie et le bélinographe, aucune expérience journalistique avérée n’a été transmise.

Si l’information est la préoccupation primordiale du quotidien arabisé, il n’a bénéficié au moment de son lancement d’aucune culture journalistique avérée et le lien de l’ancienne à la nouvelle rédaction est ténu. À l’exception de Mohamed Kimouche, nouvelle recrue d’« An Nasr » en langue française, qui a exercé principalement à la rubrique magazine, qui ne publiait pas d’articles rédactionnels originaux, où aucune signature n’apparaissait, il n’y avait aucun journaliste aguerri qui aurait pu encadrer des aspirants à la profession. Le sociologue Rémy Rieffel (2001 : 88-115) a recensé les critères normatifs de la qualification sociale du journaliste dans les sociétés d’Occident : ainsi l’origine sociale, la formation au métier dans les Universités, la perception des pratiques du journalisme, les interdépendances avec les champs politique et économique, décident de la culture des acteurs du champ journalistique. Rien de tel dans l’expérience constantinoise. « An Nasr » en langue arabe commençait son parcours dans un total dénuement humain[2]. Il lui a fallu reconstituer l’équipe rédactionnelle et les services de l’imprimerie, notamment la linotypie. Dans les faits, un journal nouveau naissait dans l’urgence et il est malaisé de lui assigner l’héritage du journal francophone dont il a gardé le nom.

Face à cette vacuité, le ministère de l’information fait appel au journaliste d’« El Moudjahid », Amar Ferrah dit Abdelali, né en 1937 à Canrobert (Oum El Bouaghi), pour conduire le projet, succédant, le 4 mai 1972, à Abdelhadi Benazzouz, directeur du titre francophone maintenu provisoirement. À trente-cinq ans, Abdelali Ferrah est un vieux routier de la presse, ayant participé à la création des premiers titres du FLN, à Alger, doublé d’un militant de la guerre d’indépendance. Il est assisté dans la gestion administrative du  quotidien par Chérif Djilani (né en 1932), jusqu’alors directeur de Théâtre régional de Constantine, un des animateurs-clé du théâtre constantinois, qui a débuté dans le septième art sous la férule d’Ahmed Rédha Houhou dans les séances récréatives d’Ettarbiya oua Etta’lim, l’école des réformistes musulmans. Il importait de donner une expression concrète à ce qui n’était qu’une perspective idéologique et politique encore incertaine. Mais il était nécessaire de donner du temps à cette direction pour poser les jalons d’une publication durable.

Il n’est pas sûr que cette arabisation menée au forceps, qui relevait de la stricte décision du parti FLN, rendue urgente par les pressions dans ses rangs des multiples courants, notamment religieux, issus de vieux oulémas badissiens qui pouvaient s’émouvoir et dénoncer une tentation laïciste chez le pouvoir, ait été rationnellement pensée et préparée. De fait, dès le départ, le journal ne retrouvait pas le nombre de lecteurs présumé du titre francophone et ses tirages de la première année s’effondraient, passant de 26000 exemplaires / jour à près de 5000. Longtemps, les relevés de tirage quotidien oscillaient entre 5 000 et 11 000 exemplaires. Il convenait de tout recommencer. Toutefois, du point de vue institutionnel, l’arabisation du titre n’entrainait pas une modification de statut : « An Nasr » continuait à fonctionner sous les dispositions de l’ordonnance lui conférant le statut de société nationale en date du 16 novembre 1967.

1.1. La création d’un nouveau journal

Constantine, mais aussi l’Est algérien, étaient (et restent) réputés comme des places fortes de l’arabisme et de l’arabité depuis l’action de cheikh Abdelhamid Ben Badis et des Oulémas musulmans d’Algérie dans les années 1920-1930. Il était alors tout à fait symbolique pour le ministre de l’Information et de la Culture Ahmed Taleb Ibrahimi, fils du chef des Oulémas Bachir Ibrahimi (1889-1965), d’en faire une ville-test pour l’arabisation de la presse. Elle le fut aussi, lors de l’arabisation de l’environnement, en 1975.

Du quotidien en langue française au quotidien arabisé, « An Nasr » conserve les mêmes dispositions juridiques qui l’ont crée par l’ordonnance n° 67-253 du 16 novembre, signée par Houari Boumediene, chef du gouvernement, président du Conseil de la Révolution. Les statuts du journal annexés à cette ordonnance définissent son champ d’action. L’article 1er du dit statut stipule que « An Nasr Presse est une société nationale à caractère industriel et commercial, dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière », « placée sous la tutelle du ministre de l’information ». L’article 3 précise l’objet de la société nationale An Nasr Presse : « 1°) Informer par une diffusion périodique de toutes les nouvelles nationales ou internationales, commentaires, études ou documentation écrites ou photographiques » ; 2°) Publier et commenter, dans le cadre des options du pays, toutes décision, campagnes ou déclarations concernant les différents secteurs de la vie nationale (politique, économique, sociale, culturelle, etc. ». L’alinéa 2 de cet article marque une limitation de poids à l’information qui s’exerce « dans le cadre des options du pays ». Or, ces options qui ne sont pas spécifiées relèvent du socialisme, déjà mentionné dans les résolutions du dernier Congrès du Conseil national de la Révolution (CNRA), qui s’est tenu à Tripoli (Libye), du 27 mai au 7 juin 1962, dans les Décrets de mars 1963 et dans la Charte d’Alger (avril 1964).

Cette feuille de route statutaire, appliquée au titre en langue française, le sera au quotidien arabisé. La création d’une rédaction en langue arabe, qui devait crédibiliser le titre et s’engager dans les voies politico-idéologiques du pouvoir d’État du pays, s’est faite par à-coups ; il y a ainsi les « anciens », ceux qui ont participé, dès le mois de juillet 1971, à la mise en œuvre des premières pages arabisées du journal, parmi lesquels figurent Chaâbane Rezzouk, promu directeur général de l’entreprise (1998-2000), Mohamed Kimouche (rédacteur en chef, en 1979-1980), Saïd Hammouche, le tout premier rédacteur en chef, de 1972 à 1973. Ancien pigiste au bureau de Batna de l’ancienne rédaction en langue française, Mohamed-Tayeb Hafidi, qui a fait une carrière au greffe du tribunal des Aurès, assure pendant quelques mois le secrétariat général d’une rédaction qui se préoccupe de chercher de nouvelles plumes, parmi lesquelles se distinguent Allaoua Djaroua Wahby, connu à Constantine pour avoir écrit poèmes et nouvelles et pour sa passion du théâtre, qui lance la rubrique culturelle du journal, mettant au premier plan les signatures de Mustapha Nettour et Mohamed Zetili. « An Nasr » démarque, cependant, dans ses rubriques et dans sa mise en page son aîné « Ech Chaâb », quotidien national en langue arabe implanté à Alger.

Cette rédaction inaugurale, renforcée par de jeunes rédacteurs qui ne devaient lui apporter que leur enthousiasme, se jetait à l’eau pour une nouvelle aventure dans un environnement  professionnel où tout était à créer ?

1.2. Un quotidien national ?

Dès le 3 janvier 1972, le journal sort sur grand format 60 cm X 40 cm sur six pages, et ne passera à douze pages qu’au début de 1979. Le journal reste dans l’option socialiste du parti unique et de l’État, définie par la Charte d’Alger, en 1964 ; il adopte d’emblée l’éditorial, souvent signé en « une » et des commentaires-maison en dernière page pour témoigner de son intérêt aux questions politiques du jour. « An Nasr » se proclame « quotidien national d’information » alors même que sa zone géographique d’implantation est régionale. Pourquoi cette qualification régionale plus réelle est-elle occultée ? D’emblée, le quotidien constantinois exclut une identité fondamentale qui aurait pu servir de lien avec une région et un lectorat, qui restait à constituer. L’analyste de la presse Jean-François Lemoine note une des fonctions traditionnelles du journal régional qui « fonde sa personnalité au plus profond de son terroir, dans une relation de proximité à la fois affective et fonctionnelle. Il est le porte-drapeau des élans du ‘‘pays’’ et le tambour de la ville de la vie quotidienne » (1992 : 18). N’était-elle pas requise par le quotidien arabisé conduisant ses premiers pas, éloigné de son ancrage local-régional naturel ? Cette amplitude nationale autoproclamée garde, toutefois, un caractère plus thématique que spatial, car « An Nasr » n’est pas distribué dans toutes les régions d’Algérie. Elle appelle des responsabilités visibles dans la répartition de la surface rédactionnelle qui privilégie, toujours, en ouverture les activités du gouvernement et du parti FLN, qui occupent généralement jusqu’à une page et demi en fonction de l’actualité, les informations locales et régionales apparaissant en second, suivies par le sport, l’international et la culture, qui bénéficie une ou deux fois par semaine de pages spéciales. Les pages magazines alternent avec des pages dédiées à la famille, à la santé ou à l’Université. Le journal tient le cap pendant plusieurs années avec cette organisation informationnelle, faisant place au développement progressif de la publicité.

Le quotidien continue à assurer lui-même sa diffusion en élargissant le réseau de dépositaires dans les principales villes de chaque wilaya de l’Est avant de céder, en 1976, cette charge à la Société nationale d’édition et de diffusion (SNED), puis aux Entreprises nationales de messagerie de presse (ENAMEP) pour l’ensemble de la région Est et la capitale. L’enjeu pour la rédaction, qui démarre difficilement avec une production basse, est de gagner des lecteurs et de confirmer l’avancée de l’arabisation dans le système scolaire et universitaire. Mais comme tout nouveau journal, « An Nasr » entre vite dans une crise structurelle de direction, qui compromet une rapide évolution de sa rédaction, de ses chiffres de production et de vente.

  1. Une gouvernance instable

À l’épreuve de la gouvernance quotidienne, le quotidien arabophone a connu un encadrement pléthorique de son administration et de sa rédaction. Est-ce une conséquence de la nouveauté de l’expérience et de la faiblesse des potentialités humaines ? Dans l’histoire de la presse nationale, « An Nasr » est le seul journal à avoir été arabisé sans la garantie d’un parcours assuré, comme ce sera le cas de « La République-El Djoumhouria », à l’Ouest du pays, qui ne répétera pas ses erreurs.

  1. 1. Une direction fluctuante

Entre le 1er janvier 1972 et la fin de l’année 1988, ce sont cinq directeurs-généraux et huit rédacteurs en chef qui sont nommés, dans un mouvement qui n’assure pas la stabilité des organes de direction administrative et rédactionnelle. Les motivations de ces changements, constants après le départ d’Abdelali Ferrah, ne sont pas justifiées par des logiques professionnelles, économiques et commerciales. Il n’ya pas une logique d’entreprise qui expliquerait et justifierait le changement de directeur de l’entreprise de presse « An Nasr ».

La nomination au poste de directeur d’organe de presse relève directement du choix du ministre chargé de l’Information dans le gouvernement. Ce qui accrédite son aura de poste spécialement politique. Ainsi, le directeur est nommé par décret présidentiel, selon des critères précis, notamment l’adhésion au FLN, en vertu de l’article 120 du texte fondamental qui régit le parti ; il est révoqué dans la même forme. La valse des directeurs allait se prolonger de 1980, après le départ d’Abdelali Ferrah, au lendemain d’Octobre 1988 et de la phase de démocratisation des champs politique et médiatique par la Constitution de février 1989. Elle ne prend pas en compte les retombées psychosociales de ces changements et leur impact sur les responsables congédiés et le personnel de l’entreprise[3]. Elle s’accompagnait d’une instabilité plus sensible de la direction de la rédaction.

  Directeurs Période Durée
1 Abdelhadi BENAZZOUZ 1er janvier 1972

au 4 juin 1972

5 mois et quatre jours.
2 Abdelali FERRAH 05 juin 1972

au 1er  février 1980

7 années et sept mois
3 Kamel AYACHE 3 août 1980

au 12 juillet 1984

3 années et 11 mois
4 Mustapha BOUDHENE 2 août 1984

au 21 avril 1985

8 mois et 3 semaines
5 Abdelkaïoum BOUKAABECHE 22 avril 1985

au 27 novembre 1986

1 année et sept mois
6 Abdallah GUETTAF 15 février 1987

au 22 décembre 1988

1 année et dix mois

Tableau 1 : Mouvement des directeurs d’An Nasr (1972-1988).

Après les directions d’Abdelali Ferrah et de Kamel Ayache, qui s’étalent sur onze années et 6 mois, lui conférant une nette stabilité, le journal entre dès le 2 août 1984 dans une période de gouvernance flottante qui en compromet une avancée planifiée. Il n’est pas assuré d’expliquer cette persistance de mandats de court terme (ainsi Mustapha Boudhène a fait le passage le plus rapide à la direction du titre, de 8 mois et 3 semaines). Ont-ils été sanctionnés en raison de bilan peu avantageux ? Il n’y a pas eu de communication même dans les colonnes du journal sur les changements qui affectent la direction. De 1984 à 1987, trois directeurs sont nommés sur une période de quatre années et cinq mois entrainant une déperdition de projets. Parmi les cinq directeurs du quotidien officiellement nommés par décret présidentiel, Abdallah Guettaf est une exception : il aura bénéficié d’une promotion interne puisqu’il était auparavant rédacteur en chef du titre. Les autres directeurs sont des personnalités extérieures dont le rôle s’apprécie sur le plan de la gestion économique et commerciale comme patrons de société nationale et politique comme censeur de la ligne éditoriale. Le cas d’Abdelkaïoun Boukaabèche, venant de la presse audiovisuelle, est à dissocier : il a été pendant une longue période le présentateur attitré du journal télévisé de 20 heures de la télévision nationale. Sa nomination à la direction d’« An Nasr » pouvait être perçue comme une promotion pour services rendus.

2.2. La rotation des rédacteurs en chef

Contrairement à la charge de directeur-général de l’entreprise dont le recrutement reste ouvert celui du responsable de la rédaction est strictement interne. Cependant, il est ardu de postuler, à la suite de Pierre Bourdieu (1994), un « champ journalistique », mais symptomatiquement un « hors-champs » favorisant la formation d’une élite dépendante, de manière trop évidente, du champ politique, par rapport auquel elle se détermine, qui lui impose ses contraintes. L’autonomisation du journaliste (et de la presse) n’est pas accomplie. Dans la tradition de la presse publique nationale, le rédacteur en chef est choisi parmi les membres éminents de la rédaction et nommé par arrêté ministériel sur proposition du directeur de l’organe de presse. C’est, certainement, le poste où peuvent prendre forme les compétitions de légitimité entre les barons de la rédaction.  À « An Nasr », cette inconstance dans la chefferie de la rédaction exprime l’état des forces en présence, leurs luttes et leurs arrangements. Elle marque aussi l’incidence d’un modèle rédactionnel d’une lente maturation.

  Rédacteur en chefs Période Durée
1 Saïd HAMMOUCHE 3 janvier 1972

au 7 juillet 1973

1 année et 6 mois
2 Ahmed BENALLOU 8 août 1973

au 7 juillet 1974

11 mois
3 Mohamed-Tahar CHEBATA 18 novembre 1974

au 24 octobre 1975

11 mois
4 Mohamed KIMOUCHE 5 mai 1979

au 5 mai 1980

1 an
5 Hadi BENYEKHLEF 6 mai 1980

au 2 novembre 1981

1 année et six mois
6 Omar FELLAHI 22 septembre 1983

au 20 avril 1985

1 année et six mois
7 Abdallah GUETTAF 22 avril 1985

au 15 février 1987

1 année et dix mois
8 Mohamed-Saïd FILALI 25 juin 1987

au 25 juin 1990

3 années

Tableau 2 : Mouvement des rédacteurs en chef d’An Nasr (1972-1988).

La fonction de rédacteur en chef est à la fois fragile et aléatoire ; le seul titulaire du poste qui se soit inscrit dans la durée est Mohamed-Saïd Filali pendant une période remarquable de trois ans. Il y a eu des périodes pendant lesquelles il y avait vacance du poste, notamment une grande période de 3 années et sept mois après le départ de Mohamed-Tahar Chebata, et de quatre mois après celui d’Abdallah Guettaf, promu directeur-général de l’Entreprise nationale An Nasr Presse.

  1. Aspects commerciaux et financiers

Le statut de « société nationale à caractère industriel et commercial » correspond-il à une entreprise de presse ? Dès sa création, « An Nasr » arabisé, tout comme l’édition en langue française qui l’a précédée, ne pouvait atteindre un équilibre de ses comptes. Formellement, les dispositions de son statut fondateur (art. 57, 58, 27) prévoient un exposé annuel des comptes de la société par son directeur-général aux ministres de tutelle et des Finances et du Plan, qui peuvent les censurer ou en demander des éclaircissements. Le principe de la subvention par l’État de la presse nationale n’a jamais été mis en cause.

3.1. Le modèle économique

« An Nasr » a été la propriété du parti FLN, de 1963 à 1965, avant d’être intégré sous la tutelle du ministre de l’Information dans le domaine de l’État dont il sert principalement les attentes politiques et idéologiques. Le statut du 16 novembre 1967 désigne les ressources financières de la société nationale dans son article 22 ; « Les recettes de la ‘‘société nationale An Nasr Presse’’ sont constituées : 1°)  par la vente des quotidiens et périodiques diffusés par la société ; 2°) la rémunération des travaux de labeur ; 3°) les subventions de l’État, les dons et les legs. » Deux postes apparaissent comme fragiles : la vente des journaux (directe en kiosque ou par abonnement) et les travaux de labeur qui regroupent l’ensemble des commandes d’impressions adressées par l’administration ou des organismes publics à l’imprimerie attachée au titre, qui demeurent circonstancielles et imprévisibles.

Y a-t-il eu de notables évolutions dans les années 1971-1980 dans le spectre des ressources financières ? Le modèle économique d’« An Nasr » est resté conventionnel. Il repose sur trois indicateurs :

1°) Dans un quotidien étatisé au cahier des charges rédactionnel immuable, la recherche de bénéfices n’est pas perçue comme un objectif. Même s’il se prête au jeu de la rentabilité et il n’y parvient pas généralement, « An Nasr » voit ses caisses renflouées par des dotations de l’État.

2°) Le produit rédactionnel que propose le journal n’est ni original ni concurrentiel pour asseoir des ventes exceptionnelles. Si « An Nasr » arrive dans les années 1970 à une cadence de vente autour de 30000 exemplaires / jours, il peut compter sur un abonnement constant d’institutions administratives ou d’entreprises économiques ; mais, il est difficile de savoir le type de clientèle qu’il touche dans la société : tout au long de son parcours, cet aspect n’est pas documenté. Sur l’ensemble de sa production avec un tirage moyen quotidien au-delà de 50000 exemplaires, la part du « bouillon » (invendus) peut grever les finances de l’entreprise. Cependant, il n’y a pas de ratio production / vente imposé.

3°) Troisième source de capitalisation après les allocations de l’État et les legs, les ventes et les travaux d’impressions pour des tiers, la publicité  Elle n’a pas été prévue dans les ressources du journal dans les dispositions statutaires du 16 novembre 1967. Monopole de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP), depuis sa création en 1967, la publicité, qu’elle soit administrative, commerciale ou de particuliers est demeurée longtemps un précieux recours financier pour la société nationale An Nasr Presse. L’historien de la presse Zahir Ihaddaden pouvait même s’en indigner : « En 1981, sur 15 320 000 de recettes, ses revenus publicitaires étaient évalués à 10 558 169 DA, soit 68,90%, ce qui indique une tendance malsaine dans un régime socialiste » (2012 : 187). Pour autant qu’elle fut « malsaine », cette tendance de la publicité suppléant l’avanie des ventes connaîtra une continuelle expansion dans le parcours du titre jusqu’au XXIe siècle[4].

3 .2. Production et ventes

La vague continue de nominations et de départs de directeurs-généraux et de rédacteurs en chefs fut-elle entretenue par les luttes de personnes à l’intérieur de l’entreprise ? Elle se ressent dans le difficile développement de la production et de la vente du journal, de 1972 à 1988, selon les données statistiques réunies par le ministère de l’Information, en 1988 :

Année Tirage moyen Année Tirage moyen
1972 11 000 1981 60 000
1973 16 000 1982 65 000
1974 15 000 1983 70 000
1975 17 000 1984 75 000
1976 19 000 1985 80 000
1977 30 000 1986 80 000
1978 40 000 1987 60 000
1979 50 000 1988 60 000
1980 53 000

Tableau 3 : Tirages moyens (année / jour) de 1972 à 1988.

Ces chiffres de tirage moyen / jour par année, qui inscrivent une chute de 20 000 exemplaires / jour pour les exercices 1987 et 1988, n’expriment pas la réalité des ventes. La SNED qui a pris en charge la diffusion publique (hors abonnements) sur son réseau national de dépositaires à partir de l’année 1977 donne des chiffres de ventes du journal assez précis pour apprécier son impact auprès du lectorat instruit en langue arabe. Il est, cependant, assez difficile de marquer la progression de l’arabisation dans un système scolaire et universitaire où le bilinguisme arabe / français restait encore la règle, même si la formation d’élites nationales arabisées prenait son envol dans la société et dans ses institutions.

Les chiffres, plus précis, sur cinq années d’augmentation du tirage, de 1981 à 1985, donnés par la SNED, marquent les possibilités de la production :

Année Tirage Exemplaires

donnés à la SNED

Vendus Invendus Pourcentage

d’invendus

1977 30 000 21 120 16 421 4 699 22,25
1978 40 000 22 845 19 119 3 727 16,31
1979 50 000 34 162 26 438 7 724 22,61
1980 53 000 38 979 31 676 7 308 18,73
1981 60 000 52 855 41 566 11 289 21,36

Tableau 4 : Taux d’exemplaires vendus et invendus (1977-1981).

La particularité de ce bilan, outre qu’il apporte une indication sur une évolution en dents de scie, relève aussi une gestion du tirage qui n’est pas directement lisible ; le journal réserve, de 1977 à 1981 de 3 % à 15 % de son tirage pour une diffusion qu’il assure lui-même auprès d’abonnés particuliers et institutionnels et pour services gratuits. Tout comme l’édition en langue française, « An Nasr » arabisé n’équilibre pas ses comptes et bénéficie de l’aide directe de l’État qui est passée de 2 000 000 DA, en 1972, à 3 350 000 DA, en 1981. S’il n’a pas de frais d’immobilier et possède encore les deux rotatives de « La Dépêche de Constantine et de l’est algérien », les frais d’intrants (papier, encres) sont soutenus par un achat collectif souscrit par le ministère de l’Information pour l’ensemble de la presse nationale. La part la plus importante de la trésorerie du journal revient aux salaires d’environs cent employés des différents services (rédaction d’« An Nasr » et d’« El Hadef », imprimerie, services administratifs). Si le quotidien a acquis, depuis 1967, le statut de société nationale, entrant de plain-pied dans le monde économique, il en est encore éloigné de la rigueur des comptes. Il est vrai, toutefois, que le gouvernement, qui continue à subventionner ses journaux[5], n’en attend pas des retombées commerciales. C’est l’austère communication de l’État et de ses instances (FLN, gouvernement) qui reste son unique mesure.

  1. Un axe de développement de l’entreprise de presse : « El Hadef »

« El Hadef », supplément sportif de la société nationale An Nasr presse a permis de recaser une partie de la rédaction d’« An Nasr » en langue française qui n’a pas été absorbée par les organes de presse nationaux d’Alger, notamment « El Moudjahid ». Sa parution, le 3 janvier 1972, comme hebdomadaire des sports, ne répond d’aucune habilitation officielle. Comme « Algérie actualité », avant sa légalisation  dans le cadre de l’Entreprise nationale d’Édition de revues et magazines (ENERIM), en 1985, El Hadef est un supplément sans papiers, sans décision juridique. Il a été lancé sur simple commande verbale émanant du ministère de l’Information et de la Culture, adressée à la SN An Nasr Presse. Cet hebdomadaire aurait pu être édité, puisque la tendance était à l’arabisation de la presse nationale, en arabe. Les raisons de sa création n’ont jamais été explicitées. Le fait est que face à un titre quotidien en langue arabe paraît dans la même entreprise de presse un nouveau titre en français.

Dans l’histoire clairsemée de la presse sportive, deux tentatives ont été menées, mais sans suite, dans les années 1960, dans le sillage de la presse du parti FLN et de la presse gouvernementale. La première est celle d’« Algérie sports », hebdomadaire en langue française publié à Alger, qui fait partie, sous la direction de Noureddine Boukhtouchène, du groupe de presse du parti FLN ; l’hebdomadaire, créé le 19 février 1963, arrête définitivement le 2 avril 1963 après avoir sorti sept numéros. La seconde date de l’année 1966 lorsqu’« El Moudjahid », quotidien national en langue française, édite le supplément hebdomadaire « Sports actualité », animé par le journaliste Mokhtar Chergui, qui aura une existence assez courte, puisqu’il disparaît au terme de quelques numéros sans laisser de souvenirs. La particularité de cette presse sportive, à Alger comme à Constantine, est d’être déclinée en langue française.

Il n’est pas établi que l’expérience d’un troisième hebdomadaire d’information sportive fut rationnellement préparée. Ses initiateurs pouvaient parier sur l’engouement du lectorat algérien pour le football, qui nourrit une rubrique régulière et plusieurs pages quotidiennes des journaux. Il y avait donc une place à prendre encouragée par une diffusion quasi-nationale, valorisant de grands tirages, dépassant les 100000 exemplaires en 1982, dans les marges de la Coupe du monde de football en Espagne où l’Algérie aura assuré honorablement sa première participation. Encadré par la SN An Nasr Presse, utilisant ses potentiels humains, matériels et techniques, le nouvel hebdomadaire sportif reste sous le contrôle des directeurs-généraux de l’entreprise, qui ont confié et confirmé à chaque changement la direction de la rédaction à Mustapha Manceri, ancien maître d’éducation physique et sportive des Écoles, qui fut chef de la rubrique sports d’« An Nasr » en langue française, entre 1966 et 1971. De fait, à travers son expérience exclusive de journal des sports, « El Hadef » a échappé aux turbulences qui ont marqué l’encadrement de la société, traversant sans coup férir toutes les vagues et se maintenant dans un juste équilibre financier jusqu’à sa disparition le 23 février 1997, après un quart de siècle d’existence. Pour la première fois dans l’histoire de la presse nationale, « El Hadef » a témoigné que l’expérience d’une information sportive était viable, et il s’en est fait le pionnier.

Au petit groupe de journalistes qui lancent l’hebdomadaire des sports, notamment Boubakeur Hamidechi, Salim Mesbah, Aziz Rahmani, pivot de la rubrique sportive d’« An Nasr » en langue française, et Mohamed-El Ghazi Kammas se joignaient Kamel Mohamed-Larbi Abboud, Kamel Omar Benmohamed, Mustapha Bouchetib, jeunes diplômés en lettres françaises de l’Université, alors qu’un grand effort a été entrepris pour constituer un réseau dense de correspondants dans toutes les villes d’Algérie où était entendu le langage du football. S’il était un hebdomadaire généraliste de sports, « El Hadef » entretenait la flamme du football en Algérie et à l’étranger. Il lance le 11 novembre 1989 une seconde édition du titre « El Hadef week end », qui cesse de paraître le 24 juin 1992.

Malgré un personnel réduit, l’hebdomadaire sportif était armé pour faire le pari d’une parution régulière ; et il le tiendra, puisque ses ventes compenseront largement ses frais de fonctionnement et de production. Il est toujours intéressant de revenir aux chiffres de départ pour comprendre la dynamique d’un titre de presse. Les engagements de départ n’étaient pas ambitieux et l’équipe de l’hebdomadaire sportif joua la prudence. Tirant entre 20 000 exemplaires, en 1972, pour atteindre 120 000 au début des années 1980 et ensuite chuter autour de 40 000 exemplaires peu de temps avant son arrêt, « El Hadef » a un « bouillon » qui oscille entre 20 % et 35 % de la production remise aux messageries de la SNED.

Pour la période (qui nous intéresse, qui s’achève fin 1988), les sondages aléatoires sur quatre exercices, fournis par le ministère de tutelle, sont une indication sur les erreurs de gestion économique du titre sur le long  terme :

Année Production livrée à la SNED Exemplaires vendus Exemplaires invendus Pourcentage d’invendus
1976 46 923 33 944 12 979 27,66
1978 67 641 51 576 16 065 23,75
1980 85 935 68 059 17 876 20,80
1982 109 819 82 518 27 301 24,86

Tableau 5 : Taux d’exemplaires vendus et invendus d’« El Hadef » (1976-1982).

Lorsqu’un hebdomadaire de taille moyenne « bouillonne » à 24,86 % de sa production (soit 27 301 exemplaires), le nombre des exemplaires vendus est sans effet parce que le journal ne reçoit pas la compensation de la publicité. Dans le produit, « El Hadef », c’est moins la désaffection du lectorat et la situation de l’hebdomadaire sportif dans le marché de l’information qui fait problème. Vers la fin des années 1970 au début des années 1980, « El Hadef » est confronté à une crise de croissance qui a dû lui faire surestimer la taille de son lectorat dédoublée par une involution du produit, vite jugulée au moment des compétitions de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN), organisée tous les deux ans dans un pays africain, et les qualificatives de la Coupe du monde de football (1980-1982) ; certes, les chiffres s’envolent à l’occasion de ces joutes internationales pour lesquelles l’hebdomadaire délègue pour leur couverture des envoyées spéciaux, mais les lendemains de ces grandes et spectaculaires manifestations sportives déchantent. Le lectorat rétrécit et l’attrait commercial devient moindre. Or, la reconduction de son lectorat est la seule condition d’une progression d’« El Hadef ». Francis Balle peut noter à propos de l’intégration d’un titre de presse dans le marché :

« Avant toute autre chose, les médias recherchent le profit. Ils voudraient que tout se vende, que tout s’achète. Pour atteindre leur objectif, ils s’emploient à répondre aux attentes de leurs ‘‘clients’’, ils cherchent avant tout ‘‘à plaire et à séduire’’. Le marché, c’est ce qui marche ; la concurrence, quant à elle, permet seule de laisser le dernier mot aux clients » (Balle, 2011 : 102).

Expérience humaine palpitante, dès son départ, « El Hadef » était un journal bien écrit, qui a témoigné de beaucoup de qualité, pour le lecteur-chercheur qui travaille sur ses collections. Mais il est resté, longtemps, seul sur le terrain sans concurrence dans son domaine, pour en subir l’usure. La libéralisation de la presse, les nombreuses créations de titres de presse dans plusieurs domaines, notamment le sport, allait susciter une concurrence qui se ressentait assez vite dans ses chiffres de production, passant de plus de 100000 exemplaires à environ 400000 exemplaires. Cette baisse drastique du lectorat, cumulée à la fastidieuse entrée de la société-mère « An Nasr » dans l’univers de la compétition induit par la presse privatisée, sonnait, en 1997, le glas de celui qui a été dans une longue période l’unique journal des sports dans le pays.

Conclusion

L’entreprise nationale « An Nasr Presse » a certainement pâti des distorsions continues de son encadrement qui ont provoqué un retard de développement crucial. Le quotidien « An Nasr » arabisé et son supplément sportif hebdomadaire en langue française « El Hadef » ont été crées, au début des années 1970, dans un contexte médiatique qui ne supposait aucune concurrence et compétition de légitimité. Dans les faits, son modèle économique, excluant la rentabilité, où l’État-propriétaire est déterminant, comblant pertes et déficits, demeure incertain.

L’objectif le plus gratifiant d’« An Nasr », quotidien de la région Est du pays, a été de contribuer à la consolidation de la notion de presse étatique, publique et nationale. Au gré des ans, le quotidien devait évoluer. Il y a eu des facteurs qui ont favorisé le développement du lectorat. De l’Algérie de Boumediene (1965-1978) à celle de Chadli Bendjedid (1979-1991), la scolarisation tous paliers confondus, du cycle fondamental au cycle secondaire et à l’Université, a fait un remarquable bond en avant[6]. Cette période des années 1970-1980 est aussi celle de l’arabisation de l’ensemble des disciplines universitaires en droit, sciences économiques, sociales et humaines, encourageant l’essor d’une élite arabisée, formant une considérable réserve de lecteurs pour les journaux en langue nationale. Relativement à l’assignation de la langue arabe dans la société, le rôle de médiation culturelle du journal peut être apprécié. Car, comme le notent Dominique Kalifa et Alain Vaillant (2004 : 208), le journal « fonctionne comme un instrument de médiation et d’intermédiation entre les personnes », même si ce facteur reste à étudier dans la sphère médiatique algérienne.

Cette double mission d’institutionnalisation de la presse et de médiation culturelle, « An Nasr » s’y engage à ses débuts sans héritages déclarés, sans potentiels humains reconnus. Au gré des avancées scolaires et de la lutte contre l’analphabétisme, le journal arabisé a constitué et élargi ses lectorats dans toutes les strates de la société. Les chiffres de production et de ventes d’« An Nasr » se sont maintenus 1°) au niveau du croît démographique régulier de la population, plus précisément de la population instruite en langue arabe, la plus importante au tournant des années 1970-1980 ; 2°) au niveau culturel et sociologique, avec l’achat quotidien du journal régional dans les familles de la petite bourgeoisie. Les tirages ont oscillé entre 35 000 et 80 000 exemplaires, ce qui n’est pas négligeable relativement à son espace de diffusion plus régional que national avec parfois une diffusion symbolique de quelques exemplaires / jour à Oran, Tlemcen, Djelfa, Chlef, Tizi Ouzou, Ouargla.

Pour sa part, « El Hadef » a certes franchi, au début des années 1980, la barre des 100 000 exemplaires, gagnant une diffusion constante dans les grandes cités urbaines du pays ; mais, il aura souffert d’édifier son fragile succès sur des  lectorats volatils, vite perdus au moment de la libéralisation de la presse au seuil des années 1990. Ni « An Nasr » ni « El Hadef », qui ont vogué sans rivaux, dans la région Est, pour le premier, et dans la spécialité de l’information sportive au plan national, pour le second, n’ont acquis une nécessaire culture de la compétition. Ils se trouvèrent démunis face à une concurrence neuve et féroce de la presse privée. Cependant, il convient de relativiser cet inventaire chiffré qui ne rend pas justice à ce qu’a été, malgré toutes sortes de fragilités, la richesse humaine d’une expérience journalistique inaugurale sans précédent à « An Nasr » et « El Hadef », où il a fallu forger pan par pan un socle de repères professionnels et éthiques pour inscrire les métiers du journalisme dans l’avenir.

Références bibliographiques

Ouvrages

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ANCER, A. (2001). Encre rouge. Le défi des journalistes algériens. Alger : Éditions « El Watan ».

BALLE, F. (2011). Les médias. Paris : PUF (coll. « Que sais-je ? »).

GRANDGUILLAUME, G. (1986).  Arabisation et politique linguistique au Maghreb. Paris : Maisonneuve & Larose.

IHADDADEN, Z. (2012).  L’Information en Algérie, de 1965 à 1982. Alger : OPU.

IHADDADEN, Z. (1983).  Histoire de la presse indigène en Algérie : des origines jusqu’en 1930. Alger : ENAL.

KAYSER, J. (1967). Le quotidien français. Paris : Armand Colin.

LEMOINE, J-F. (1992). L’Europe de la presse quotidienne régionale. Paris : Syndicat de la Presse quotidienne régionale.

NEVEU, É. (2001). Sociologie du journalisme. Paris : La Découverte.

RIEFFEL, R. (2001). Sociologie des médias. Paris : Ellipses.

Périodiques

BOURDIEU, P. (1994). « L’Emprise du journalisme ». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-10 (pp. 3-9).

KALIFA, D., VAILLANT, A. (2004). « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe  siècle », Le temps des médias, 2004/1, n° 2 (pp. 197 -214).

MILIANI, H. (2013). « La presse écrite en Algérie : positionnements médiatiques et enjeux linguistiques », Multilinguales (Université de Bejaia), vol. 1, 2013 (pp. 181-191).

MOUILLAUD, M. (1968). «  Le système des journaux  (Théorie et méthodes pour l’analyse de presse). Langages, 3ᵉ année, n°11 (pp. 61-83).

TERRAR, A. (2014). « L’Étude bibliométrique des archives du journal ‘‘El Moudjahid ‘’, de 1956 à 1962 », Revue de Bibliothéconomie (Université d’Alger), vol. 6, n° 1, (pp. 172-189).

Sites internet

BOURDIEU, P. (1994). « Journalisme et éthique ». Actes du colloque fondateur du centre de recherche de l’ESJ de Lille (en ligne : www.esj-lille.fr:80/esjrec/bourdie.htm.)

GRANGER, L. (2023). « Comment conduire le changement ». Manager Go !, juillet (en ligne).

Textes institutionnels

Décrets de mars 1963.

Charte d’Alger, 1964.

JORA, 24 novembre 1967 (Ordonnance n° 67-253 de création de la SN An Nasr Presse, suivie en annexe des statuts de l’entreprise).

Code l’information, 1968, 1982.

Journaux

Consultation aléatoire par sondage aux Archives de la wilaya de Constantine de plusieurs  années de parution d’« An Nasr » et d’« El Hadef » de la période étudiée (1972-1988).

[1] Dans « Histoire de la presse en Algérie » (Alger, SNED, 1982) et « Pionniers de la presse en Algérie » (Le Caire, Dar El Chaab, 1981), l’auteur met en perspective  le long cheminement de la presse nationale et de ses acteurs. Ce travail d’élaboration d’une mémoire vive de la presse n’a pas été prolongé par l’Université algérienne et semble, aujourd’hui, oublié.

[2] Avant la promulgation du Code de l’information de 1982, remplaçant celui de 1968, il n’y a pas en Algérie une pratique socialement réglementée du journalisme. La majorité des journalistes employés dans les entreprises de presse dans les premières décennies de l’indépendance ne sont pas professionnellement qualifiés et ont « formés sur le tas ». Bien qu’il ait existé une École supérieure de journalisme fondée à Alger agréée par l’Université (Cf. Ahmed Ancer, 2001), aucun de ses diplômés n’est venu renforcer la rédaction constantinoise. Dans Sociologie du journalisme (2001 : 25), Érik Neveu indique que toutes les formes de précarité du métier de journaliste sont grosses de dérives. À « An Nasr », la formation in situ de journalistes, éloignée de tout ancrage théorique, ne garantit pas de sûres trajectoires dans la profession.

[3] Dans une étude sur les risques psychologiques du changement organisationnel non préparé dans l’entreprise, Laurent Granger (2023) note les situations extrêmes de deuil des personnes licenciées, souvent insurmontables. En Algérie, le licenciement de cadres supérieurs, qui n’obéit pas à une logique d’entreprise économique et financière, s’accompagne de disgrâce politique.

[4] Dans les années 1990, après la libéralisation du secteur de la presse et la création de titres privés par des collectifs de rédacteurs issus des journaux publics, « An Nasr », unique journal de la presse publique dans l’Est algérien devait monopoliser la publicité des administrations de l’État et de ses entreprises économiques, distribuée par l’ANEP, lui accordant parfois plus de 60 % de sa surface, augmentant en cas de besoin à 32 pages tabloïd la surface du quotidien, quels qu’en soient les tirages, parfois très bas.

[5] « An Nasr » a été régulièrement soutenu par les subventions de l’État qui équilibraient ses comptes annuels. De 1972, première année de l’arabisation, à 1982, les dotations reçues ont été au-delà du million de dinars, avec des pics à 2 000 000 DA, en 1972, 2 100 000 DA, en 1973, 2 605 000 DA, en 1980 et 3 350 000 DA, en 1981, le plus haut  taux. Après 1982, le journal a pu s’autofinancer grâce à la publicité.

[6] Selon les données de l’Office national des statistiques (ONS), à la fin de la présidence de Houari Boumediene, en 1978, la population algérienne recensée était de 18 884 698 habitants, comptant 3 421 000 élèves des établissements de l’Éducation nationale et 53 800 étudiants des Universités. En 1989, sous le règne de Chadli Bendjedid, la population algérienne était 24 904 931 habitants dont 5 022 000 étaient scolarisés par l’Éducation nationale dans ses trois paliers au moment où était enregistré le chiffre de 180 800 étudiants de l’Enseignement supérieur.

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