Research studies

Silence en contexte numérique : analyse d’un échec de communication d’apprentissage à travers les modèles de Lebrun et Peirce

 

Prepared by the researche : MEKKAOUI ALAOUI Chaimae – Étudiante master : Laboratoire communication, éducation, digital  usages et créativité

DAC Democratic Arabic Center GmbH

Journal of Media Studies : Thirty-second Issue – August 2025

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
ISSN 2512-3203
Journal of Media Studies

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Résumé

Cette étude s’inscrit dans le cadre du  module de pragmatique en master Ingénierie de la formation, Technologies éducatives et Communication. Elle propose une analyse d’une situation d’enseignement-apprentissage en mobilisant deux cadres théoriques complémentaires : le modèle de Lebrun, centré sur les dispositifs de formation et la médiation pédagogique, et la sémiotique pragmatique de Peirce, permettant une lecture interprétative des signes présents dans les échanges éducatifs.

L’observation d’un silence total des apprenants face à une question ouverte posée sur une plateforme pédagogique sert de point de départ à notre réflexion. Ce silence interroge l’efficacité de la configuration sémiotique mise en place et la nature réelle de la communication pédagogique instaurée. Il amène à se demander si le dispositif, bien qu’inspiré de principes techno-pédagogiques rigoureux, parvient effectivement à engager les apprenants dans une dynamique d’interprétation et de réponse.

L’approche méthodologique repose sur une étude de cas analysée de manière qualitative, croisant les dimensions pédagogiques, communicationnelles et sémiotiques. L’hypothèse avancée est que ce silence peut révéler une rupture entre l’intention de communication de l’enseignant et la perception ou l’appropriation par les étudiants, liée soit à une opacité des signes, soit à un déficit d’activation du sens.

L’article vise à éclairer ce type de dysfonctionnement silencieux dans les dispositifs numériques d’apprentissage, tout en suggérant des pistes pour concevoir des environnements plus lisibles, interactifs et ancrés dans une véritable communication pragmatique.

Abstract

This study is situated within the framework of the Pragmatics module in the Master’s program in Training Engineering, Educational Technologies, and Communication. It offers an analysis of a teaching-learning situation by drawing upon two complementary theoretical frameworks: Lebrun’s model, which focuses on training systems and pedagogical mediation, and Peirce’s pragmatic semiotics, which enables an interpretative reading of the signs present in educational interactions.

The study stems from the observation of a complete silence from learners in response to an open-ended question posted on a digital learning platform. This silence raises questions about the effectiveness of the semiotic configuration in place and the actual nature of the pedagogical communication being implemented. It invites reflection on whether the instructional design, although grounded in rigorous techno-pedagogical principles, truly succeeds in engaging learners in a dynamic of interpretation and response.

The methodological approach is based on a case study analyzed through a qualitative lens, intersecting pedagogical, communicational, and semiotic dimensions. The central hypothesis posits that this silence may reveal a rupture between the teacher’s communicative intention and the learners’ perception or appropriation, potentially caused by the opacity of signs or a lack of activated meaning.

This article seeks to shed light on this type of silent dysfunction within digital learning environments, while also proposing avenues for designing more intelligible, interactive, and pragmatically communicative learning spaces.

Introduction

Dans le cadre du module de pragmatique dispensé en première année du master Ingénierie de la formation, Technologies éducatives et Communication, les étudiants ont été invités à réfléchir sur les conditions d’une communication d’apprentissage efficace dans les environnements pédagogiques numériques. Cette étude s’inscrit dans ce contexte académique et prend appui sur une situation concrète d’enseignement-apprentissage : une question ouverte posée par une étudiante sur une plateforme pédagogique, à laquelle aucun étudiant n’a répondu, et ce malgré son épinglage par l’enseignante en guise de reconnaissance ou d’incitation implicite à l’échange. Ce silence généralisé, inattendu dans une dynamique censée favoriser la participation, soulève un questionnement central : comment une configuration sémiotique construite selon les principes du modèle de Lebrun, pensée pour instaurer une communication d’apprentissage pragmatique, peut-elle aboutir à une absence totale de réponse de la part des apprenants ? Cette interrogation met en lumière un paradoxe souvent observé dans les dispositifs de formation à distance ou hybrides : l’écart entre l’intention pédagogique de l’enseignant  clairement structurée, didactiquement fondée et la réception effective de cette intention par les étudiants. À partir de cette situation, nous posons la problématique suivante : dans quelle mesure une configuration sémiotique pensée selon le modèle de Lebrun, censée favoriser une communication d’apprentissage pragmatique, peut-elle conduire à un silence total de la part des apprenants ? Quels facteurs  liés à la conception du dispositif, à la lisibilité des signes mobilisés ou aux représentations des étudiants peuvent expliquer ce manque de réponse, malgré un cadre technopédagogique théoriquement structurant et engageant ? Cette problématique s’avère particulièrement pertinente dans le champ de l’ingénierie pédagogique, où l’on suppose souvent qu’un dispositif bien conçu sur le plan techno-didactique entraîne mécaniquement l’engagement des apprenants. Or, ce cas montre qu’une bonne structuration formelle ne garantit pas nécessairement une médiation effective, ni une réception interprétative réussie. Le recours au modèle de Lebrun s’impose pour comprendre la structuration du dispositif et ses éventuels points de rupture : information, motivation, activité, interaction et production. En complément, la sémiotique pragmatique de Charles S. Peirce permet d’éclairer les conditions d’émergence  ou d’échec  d’un processus de signification à travers l’analyse de la triade representamen objet  interprétant. Le choix de croiser ces deux cadres théoriques s’inscrit dans une volonté d’interprétation à plusieurs niveaux. D’une part, le modèle de Lebrun permet d’analyser le dispositif mis en place en tenant compte de ses composantes essentielles : les objectifs d’apprentissage, la médiation pédagogique, les outils technologiques, et la communication entre acteurs. Ce modèle est pertinent pour comprendre comment un enseignant structure son intervention pour créer un environnement d’apprentissage cohérent. D’autre part, l’analyse s’appuie sur la sémiotique pragmatique de Peirce, qui offre une grille de lecture des signes mobilisés dans un acte de communication. Peirce permet de saisir comment les messages (écrits ou implicites) sont interprétés, et à quel moment une rupture de sens peut empêcher toute réponse ou interaction. Ce croisement théorique permet de dépasser une lecture strictement pédagogique du silence observé, en l’envisageant également comme un phénomène sémiotique et communicationnel. Le silence n’est plus seulement un manque de participation, mais un indicateur possible d’un défaut d’interprétation, d’un brouillage des signes, ou d’une absence de lisibilité du message envoyé. L’objectif de cet article est donc double. Il s’agit d’abord de comprendre les causes possibles du non-engagement des apprenants dans une situation où tous les éléments semblaient réunis pour susciter l’interaction. Ensuite, cette étude vise à dégager des pistes d’amélioration pour la conception de dispositifs pédagogiques plus lisibles, accessibles et réellement engageants, en tenant compte à la fois de la logique de conception (modèle de Lebrun) et de la logique de réception (modèle sémiotique). L’article s’articule en deux grandes parties : une première section consacrée au cadre théorique, où seront présentés les apports du modèle de Lebrun et de la sémiotique de Peirce ; une seconde section portant sur l’étude de cas, avec une analyse approfondie de la situation vécue. À partir de cette situation, nous formulons plusieurs hypothèses : le silence des étudiants pourrait s’expliquer par un désalignement entre l’intention pédagogique et sa réception effective ; par la complexité conceptuelle de la consigne non accompagnée de repères concrets ; par l’absence de médiation et de relance de la part de l’enseignante ; enfin, par un défaut de construction d’un cadre d’interprétation partagé, empêchant toute mobilisation réflexive et communicationnelle.

1.      Le modèle systémique de Marcel Lebrun : concevoir, comprendre et analyser les dispositifs d’apprentissage

Marcel Lebrun s’inscrit dans une réflexion critique et nuancée sur l’intégration des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) dans l’enseignement supérieur. Il s’oppose à l’idée selon laquelle la seule présence de la technologie garantirait une amélioration des apprentissages. Selon lui, les technologies n’ont de valeur ajoutée que si elles sont inscrites dans des dispositifs pédagogiques cohérents, scénarisés et interactifs. Il constate que les recherches comparatives entre l’enseignement avec ou sans TICE révèlent peu de différences significatives dans les résultats d’apprentissage, ce qui s’explique souvent par un usage superficiel ou purement instrumental des technologies, limité à une fonction de diffusion des contenus. Ainsi, les outils technologiques ne possèdent pas de pouvoir pédagogique intrinsèque : leur efficacité dépend de la manière dont ils sont pensés, articulés et mis en œuvre dans une ingénierie pédagogique adaptée au contexte et aux apprenants. Face à ce constat, Lebrun propose une approche systémique de l’enseignement-apprentissage, qui croise deux dimensions fondamentales : d’une part, les technologies en tant que supports, artefacts, ressources et outils d’apprentissage ; d’autre part, les pédagogies entendues comme les finalités éducatives, les méthodes actives, les postures enseignantes et les modalités d’évaluation. Cette approche vise non pas à juxtaposer ces éléments, mais à les intégrer dans une logique d’alignement constructif, concept central de son modèle, qui suppose une cohérence étroite entre les objectifs d’apprentissage (learning outcomes), les méthodes pédagogiques (collaboratives, réflexives, actives), les ressources technologiques mobilisées, et les modes d’évaluation mis en place (formative, certificative, critériée). Ce cadre repose sur une conception de l’apprentissage comme un processus actif, constructif et situé, où l’apprenant est appelé à mobiliser ses ressources internes et externes pour résoudre des problèmes authentiques. Dans ce contexte, le rôle de l’enseignant évolue vers celui de concepteur de dispositifs et de médiateur du sens, chargé de créer des conditions propices à l’engagement cognitif, affectif et interactionnel de ses étudiants. L’un des apports majeurs de Lebrun, en lien avec les travaux de Peraya, est de clarifier deux processus souvent confondus dans la conception des dispositifs numériques : la médiatisation et la médiation. La médiatisation désigne la transformation des contenus en objets médiatisés via des artefacts techniques  tels que les documents, vidéos, plateformes numériques, ou encore les scénarios pédagogiques  dans une logique de structuration, de diffusion et d’accessibilité. La médiation, en revanche, correspond aux effets réels que ces dispositifs produisent chez les apprenants, à plusieurs niveaux : sémiocognitifs (construction du sens, appropriation des savoirs), relationnels (interactions sociales, sentiment d’appartenance), technologiques (appropriation d’outils, changement de pratiques), et pragmatiques (mobilisation de compétences dans l’action). Ces deux processus sont distincts mais inséparables : une bonne médiatisation ne garantit pas une médiation efficace. Il est donc essentiel, dans une logique d’ingénierie de formation, de concevoir à la fois ce que l’on transmet et ce que l’on provoque chez les apprenants. Pour opérationnaliser cette vision, Lebrun propose un modèle pragmatique de conception et d’évaluation des dispositifs pédagogiques, reposant sur plusieurs principes fondamentaux : définir explicitement les compétences visées, choisir des méthodes d’apprentissage actives qui favorisent la collaboration et la réflexivité, sélectionner les outils technologiques en fonction de leur plus-value pédagogique, et aligner les dispositifs d’évaluation avec les objectifs et les pratiques. Il valorise notamment les dispositifs hybrides  combinant présentiel et distanciel  à condition qu’ils soient scénarisés avec rigueur, accompagnés par une communication claire et soutenus par un encadrement pédagogique. À partir de ses recherches à l’Université catholique de Louvain, Lebrun identifie que les dispositifs efficaces sont ceux qui intègrent des situations-problèmes contextualisées, engagent les étudiants dans des démarches réflexives et leur permettent de construire progressivement des compétences complexes, définies comme la capacité à mobiliser de manière intégrée des savoirs, des outils et des ressources dans des contextes réels. Il invite ainsi à dépasser une logique de simple transmission de contenus pour adopter une logique de parcours, de scénarisation stratégique et de co-construction du savoir entre enseignants et apprenants. Appliqué à notre étude de cas, le modèle de Lebrun constitue une grille d’analyse pertinente pour comprendre le silence des étudiants face à une consigne posée sur une plateforme pédagogique. Si la médiatisation semble avoir été correctement effectuée consigne lisible, environnement accessible  alors l’absence de réponse doit être interprétée comme un défaut de médiation. Le dispositif n’a pas produit les effets cognitifs, relationnels ou motivationnels attendus. Plusieurs hypothèses émergent : la consigne, bien que techniquement accessible, a pu sembler trop abstraite ou déconnectée du vécu ; un manque de lisibilité des attentes de l’enseignante a pu laisser les étudiants dans l’incertitude quant à la nature de la réponse attendue ; l’environnement numérique, s’il n’est pas animé ou soutenu, peut favoriser une forme de retrait ; enfin, une posture enseignante trop implicite ou distante peut entraver l’engagement. Ainsi, dans une lecture fidèle au modèle de Lebrun, ce silence devient un symptôme pédagogique révélant une rupture dans l’écosystème d’apprentissage. Il appelle à repenser les pratiques de médiation, à renforcer la lisibilité des consignes, à expliciter les attendus, et à favoriser une communication pédagogique plus incarnée, plus interactive, et plus attentive aux représentations et besoins des apprenants.

2.    La sémiotique pragmatique de Charles Sanders Peirce : comprendre le silence à travers l’interprétation des signes

Dans le cadre de cette recherche, nous mobilisons la sémiotique pragmatique de Charles Sanders Peirce, telle qu’elle est présentée et clarifiée par David Savan dans son article de référence La sémiotique de Charles S. Peirce (1985). Cette approche permet d’analyser le processus d’interprétation d’un signe au sein d’une situation de communication pédagogique. Contrairement à la vision binaire du signe de Saussure, Peirce propose une conception triadique du signe, reposant sur les relations entre trois éléments : le representamen, l’objet et l’interprétant. « Un signe est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous un certain rapport » (Peirce, cité par Savan, 1985, p. 4). La signification ne réside pas dans le signe en lui-même, mais dans le processus dynamique qu’il engage, appelé séméiose. Ce processus est potentiellement infini : tout interprétant devient à son tour un nouveau signe susceptible d’être interprété.

Le representamen

Le representamen est la forme du signe, c’est-à-dire ce qui est perçu et reconnu comme signifiant. Savan décrit trois types de representamen (1985, p. 4) :

  • Le qualisigne correspond à une qualité sensible (comme une couleur, un ton, une forme stylistique), qui n’existe que lorsqu’elle est incarnée dans un sinsigne.
  • Le sinsigne est une manifestation singulière et concrète du signe dans une occurrence donnée. Il s’agit d’une apparition effective du signe, par exemple, une consigne postée sur une plateforme.
  • Le légisigne est une règle ou une loi d’interprétation du signe, partagée dans une communauté. C’est l’habitus social ou culturel qui détermine le sens attendu d’un certain type de signe (Savan, 1985, p. 4).

L’objet

L’objet, selon Peirce, est ce à quoi le signe renvoie. Il peut être :

  • Un objet immédiat, tel qu’il est conçu ou construit dans et par le signe lui-même,
  • Un objet dynamique, soit l’objet réel, extérieur au signe, qui motive la production du signe (Savan, 1985, p. 5).

Savan insiste sur le fait que ces deux types d’objets ne coïncident pas toujours. Le décalage entre l’objet théorique et l’objet tel qu’il est perçu ou vécu par l’interprétant est une source potentielle de rupture dans le processus sémiotique. Par exemple, un objet peut être présent conceptuellement, sans être reconnu ou investi dans l’expérience effective de l’interprétant. La capacité du representamen à orienter efficacement vers un objet dynamique reconnu dépend du degré de familiarité ou de pertinence perçue par les destinataires. Ainsi, un signe peut être clair sur le plan de l’objet immédiat, tout en échouant à évoquer l’objet dynamique pour l’interprétant ce qui invalide le signe dans sa fonction communicative.

L’interprétant

L’interprétant est la signification que le signe produit dans l’esprit du récepteur. Peirce, selon Savan, distingue trois types d’interprétants (1985, p. 5–6) :

  • L’interprétant immédiat est le sens potentiel du signe, son contenu sémantique tel qu’il est inclus dans sa structure. Il s’agit du niveau de compréhension brute ou de reconnaissance immédiate du message.
  • L’interprétant dynamique désigne l’effet concret du signe sur l’interprétant : une réaction, une prise de position, un comportement, voire une émotion. Ce type d’interprétant est lié à l’expérience individuelle du récepteur, et donc sensible au contexte.
  • L’interprétant final est la signification stabilisée vers laquelle tendent les interprétations successives, une habitude d’interprétation consolidée dans une communauté. Pour Savan, « c’est ce qu’on comprendrait d’un signe après une analyse idéale, réalisée par une communauté rationnelle » (1985, p. 6).

L’interprétant final est crucial dans les environnements pédagogiques, car il renvoie à une forme de compréhension institutionnalisée et partagée. Lorsque les étudiants reconnaissent un type de consigne comme appelant une réponse réflexive, ils activent un interprétant final. Son absence traduit un défaut d’ancrage culturel ou pédagogique. Dans notre contexte, si la consigne posée est perçue comme compréhensible (interprétant immédiat) mais ne déclenche aucune réponse (pas d’interprétant dynamique), c’est sans doute parce que le cadre d’attentes partagées l’interprétant final  n’a pas été instauré. Ce signe n’a donc pas été reconnu comme porteur d’une norme interprétative active.

Ce modèle triadique permet d’examiner finement les situations de non-interprétation. Dans notre contexte, le silence des étudiants face à une consigne claire peut être lu comme un échec d’activation des interprétants dynamiques et finaux. Le representamen (la question) est bien formé, l’objet (la réflexion sur le module) est identifié, mais aucun processus d’interprétation ne se déclenche. Il y a rupture dans la chaîne sémiotique, ce que Peirce nomme une séméiose incomplète. Le modèle de Peirce, tel que présenté par Savan, offre ainsi une grille d’analyse des dysfonctionnements communicationnels fondés non sur la forme du message, mais sur la qualité de la relation interprétative qu’il parvient (ou non) à instaurer.

3.      Analyse approfondie de la situation d’apprentissage

3.1. Présentation de la situation : un silence parlant

Dans le cadre du module de pragmatique, inscrit en première année du master Ingénierie de formation, Technologies éducatives et Communication, une étudiante a formulé sur la plateforme numérique un questionnement en lien avec le contenu du cours :

« Est-ce que vous pouvez dire que, dans ce module, nous avons utilisé une bonne configuration sémiotique et mis en évidence une communication d’apprentissage pragmatique ? »

Cette publication, clairement liée aux concepts abordés dans le module, a été épinglée par l’enseignante, signalant un soutien implicite à l’initiative. Pourtant, et de manière surprenante, aucun étudiant n’y a répondu. Ce silence total a soulevé des interrogations : pourquoi une consigne, a priori bien formulée et reconnue, n’a-t-elle suscité aucune interaction ? Que révèle ce non-engagement ?

Pour répondre à cette question, nous mobilisons deux cadres d’analyse complémentaires :

  • Le modèle systémique de Marcel Lebrun, qui permet de diagnostiquer les tensions ou dysfonctionnements dans un dispositif pédagogique.
  • La sémiotique pragmatique de Peirce, qui éclaire le processus d’interprétation et les raisons d’un échec de communication.

3.2. Diagnostic avec le modèle de Lebrun : entre intention et réception

Le modèle de Marcel Lebrun s’appuie sur cinq composantes fondamentales qui agissent de manière dynamique, progressive et interdépendante dans tout dispositif d’enseignement-apprentissage : Information, Motivation, Activité, Interaction et Production. Ce modèle ne se contente pas de décrire une séquence linéaire : il offre un cadre systémique pour analyser comment un dispositif se construit, se vit et produit ou non de l’engagement chez les apprenants.

Lorsqu’on l’applique à notre étude de cas celle d’une consigne déposée sur une plateforme, restée sans réponse malgré son caractère officiel et formel  il permet une lecture précise et nuancée des points de fragilité ayant pu freiner la participation des étudiants. Chacune de ces composantes, si elle est affaiblie ou déséquilibrée, peut perturber la dynamique globale du dispositif, même si les intentions pédagogiques étaient claires et structurées à la base. Ce modèle nous aide ainsi à identifier non seulement ce qui a été mis en place, mais surtout ce qui n’a pas fonctionné dans la réception, l’appropriation ou la transformation pédagogique du message initial.

·       Information

La dimension “Information” du modèle de Lebrun renvoie à la transmission claire des objectifs pédagogiques, des attendus et du cadre d’action. Dans notre cas, la consigne  une question réflexive publiée sur la plateforme  était parfaitement visible, bien intégrée dans le déroulement du module, et rédigée dans un langage accessible et académique. Elle s’inscrivait logiquement dans la continuité des contenus abordés. Toutefois, elle mobilisait deux concepts relativement complexes : la configuration sémiotique et la communication d’apprentissage pragmatique. Même si ces notions avaient été traitées durant le cours, elles supposent chez les étudiants une capacité d’abstraction avancée, ainsi qu’une aisance dans le transfert de savoirs théoriques vers une posture réflexive appliquée à leur propre expérience.

Or, la consigne ne précisait pas le niveau de réponse attendu : devait-on donner une simple opinion personnelle ? une analyse conceptuelle ? un jugement critique ? Ce flou sur la nature de l’intervention attendue a pu désorienter les étudiants, en particulier dans un contexte asynchrone et sans médiation directe. L’information, bien que transmise, n’a pas été accompagnée de repères opérationnels permettant aux apprenants de passer à l’action avec confiance.

 Hypothèse : l’information a bien circulé au niveau formel, mais elle n’a pas été traduite en consignes interprétables et activables, d’où un blocage en amont dans la chaîne de l’engagement pédagogique.

·       Motivation

Dans le modèle de Marcel Lebrun, la motivation est un levier central, mais fragile. Il rappelle avec justesse qu’elle ne se décrète pas, mais se construit, à travers des signaux pédagogiques, des repères affectifs et des éléments de valorisation explicite. Elle dépend fortement de la valeur perçue de la tâche, du sentiment d’utilité, de la reconnaissance sociale (par l’enseignant ou les pairs), ainsi que de l’enjeu évaluatif ou formatif attribué à l’activité proposée.

Dans le cas analysé, l’épinglage du message par l’enseignante a pu, en apparence, constituer un signe d’intérêt et de validation. Mais ce geste isolé, non accompagné d’une relance ni d’une contextualisation explicite, est resté ambigu dans sa portée pédagogique. Aucun élément ne permettait aux étudiants de saisir clairement en quoi leur participation était attendue, valorisée ou utile. L’absence de précision sur l’impact de la réponse que ce soit en termes de progression, de reconnaissance ou de retour pédagogique  a probablement contribué à affaiblir la motivation intrinsèque comme extrinsèque.

En outre, aucun cadre d’évaluation, ni même de rétroaction annoncée, ne venait soutenir l’acte de répondre, ce qui a pu faire percevoir l’activité comme facultative, ou sans conséquence tangible. Le forum, bien qu’ouvert, n’a pas été scénarisé comme un espace engageant, ni animé pour faire émerger un sentiment de présence partagée ou de responsabilité collective.

 Hypothèse : la motivation des étudiants n’a pas été activée, non pas par manque d’intérêt pour le sujet, mais faute de repères sur les enjeux réels de la participation, qu’ils soient cognitifs, sociaux ou formatifs.

·       Activité : une tâche intellectuelle peu balisée

La composante “Activité” dans le modèle de Lebrun renvoie à ce que l’apprenant est réellement amené à faire, cognitivement et pratiquement, dans un cadre donné. Une activité pédagogique bien pensée ne repose pas uniquement sur une consigne, mais sur des balises, des repères, des supports qui permettent à l’apprenant de s’engager progressivement dans la tâche. Dans le cas étudié, la question demandait aux étudiants une analyse méta du dispositif de formation, à travers une double interrogation : le module proposait-il une configuration sémiotique pertinente, et favorisait-il une communication d’apprentissage pragmatique ? Cette consigne impliquait donc une prise de recul réflexive, combinée à un transfert de concepts théoriques vers l’analyse d’une expérience vécue.

Or, malgré la richesse de cette tâche, aucun guide d’analyse, aucun exemple, ni critère explicite n’était proposé pour accompagner la démarche. L’étudiant devait non seulement interpréter seul la consigne, mais aussi choisir le bon niveau d’abstraction, construire une réponse légitime, mobiliser un langage approprié, et s’exprimer dans un espace public. Ce cumul d’exigences, sans cadre méthodologique ni modèle fourni, a pu générer un sentiment d’insécurité cognitive, voire d’incompétence perçue, surtout chez les étudiants qui n’ont pas encore intégré une posture réflexive autonome.

Hypothèse : la tâche, bien que pertinente sur le fond, n’a pas été perçue comme faisable. L’absence d’outils de cadrage (guide, relance, structure attendue) a sans doute freiné l’engagement cognitif, laissant les apprenants dans une incertitude bloquante.

·       Interaction

Dans le modèle de Lebrun, l’interaction ne se limite pas à la simple possibilité technique de communiquer : elle constitue un levier fondamental d’apprentissage, fondé sur le dialogue, la co-construction du sens, et la dynamique sociale de la classe. L’interaction suppose donc à la fois un espace d’expression ouvert, mais aussi  et surtout  des mécanismes pédagogiques actifs : relances, rétroactions, animation de l’échange, présence visible de l’enseignant. Elle repose sur une double médiation : la disponibilité du canal (forum, plateforme) et l’activation pédagogique de ce canal.

Dans notre situation, la plateforme permettait formellement l’échange : l’environnement numérique était ouvert et accessible à tous. Mais en pratique, aucune réponse n’a été produite par les étudiants, et l’enseignante, après avoir épinglé la question, n’a fourni ni relance, ni commentaire, ni retour. Aucun signal d’attention, d’intérêt actif ou de suivi n’est apparu. L’activité a donc semblé figée, comme suspendue dans un espace sans vie. Pour les apprenants, ce manque de dynamisation a pu être perçu comme un désengagement implicite de l’enseignante, ou comme un flou relationnel : à qui parlait-on vraiment ? pour quoi faire ? avec quelle reconnaissance ?

Cette absence de feedback et d’animation donne l’impression que la consigne était lancée sans perspective d’interlocution, sans cadre d’échange clair, ni suite pédagogique. Elle laisse penser que la parole n’était ni attendue, ni valorisée, et que l’espace du forum, bien que techniquement présent, n’était pas activé comme un véritable lieu d’apprentissage partagé.

 Hypothèse : faute de relance, de feedback, ou de présence interactive explicite, les étudiants n’ont pas perçu cet espace comme un lieu de dialogue réel. Ce déficit de médiation a sans doute contribué à l’effacement progressif de l’intention d’interaction, rendant l’environnement passif, voire symboliquement vide.

·       Production

Dans le modèle de Lebrun, la production représente le point d’aboutissement du processus d’apprentissage. Elle correspond au moment où l’apprenant formalise une réponse, structure une pensée, reformule un savoir ou produit un écrit. C’est à travers cette action que l’on peut constater le degré de compréhension, d’appropriation et de mobilisation des connaissances acquises. La production est donc à la fois un indicateur d’engagement et un révélateur de transformation cognitive.

Dans la situation étudiée, aucune trace de production n’a émergé : pas de réponse écrite, pas de prise de parole, pas de reformulation des notions abordées. Le silence s’est maintenu du début à la fin, sans le moindre signe de réactivation des concepts vus en cours. Cela signifie que la chaîne pédagogique n’a pas pu se concrétiser : ce qui avait été transmis (l’information), ce qui devait être déclenché (la motivation), ce qui aurait pu être accompli (l’activité), et ce qui devait être échangé (l’interaction), n’a donné lieu à aucun résultat formel visible. L’absence de production ne traduit pas uniquement une inaction, mais une rupture dans le processus de construction du sens, et donc un échec de mise en œuvre du dispositif, du point de vue de l’apprentissage effectif.

 Hypothèse : le dispositif, bien que construit autour d’intentions pédagogiques claires, n’a pas permis la transformation du savoir en action. L’absence totale de production observable traduit une déconnexion complète entre les dimensions d’intention, de compréhension, et d’expression, ce qui constitue un point de rupture critique dans l’architecture du modèle.

Dans le cadre de cette situation d’apprentissage, la question posée sur la plateforme n’était pas une initiative personnelle de l’étudiante, mais bien une activité officiellement intégrée dans le module, sur demande explicite de l’enseignante, à laquelle tous les étudiants étaient invités à répondre. Cela signifie que la tâche disposait d’une légitimité pédagogique claire. Pourtant, malgré cette institutionnalisation, aucune réponse n’a été formulée, et le silence a été total. Ce constat met en lumière une rupture située à plusieurs niveaux du modèle de Marcel Lebrun, en particulier dans les facettes de l’activité, de l’interaction, de la production, et plus subtilement, de la motivation. Sur le plan de l’activité, bien que la tâche ait été introduite dans un cadre formel, elle n’a pas été perçue comme une activité activable : aucun guidage complémentaire, aucune reformulation ni modélisation de réponse n’a accompagné sa publication, ce qui a pu laisser les étudiants dans une posture d’hésitation ou de non-engagement. Du côté de l’interaction, la plateforme permettait théoriquement les échanges, mais aucun accompagnement n’a été proposé pour déclencher la discussion : ni relance, ni valorisation d’éventuelles réponses, ni animation enseignante. L’espace d’échange est resté structurellement ouvert, mais pédagogiquement inerte. La production attendue, c’est-à-dire la prise de position, l’élaboration d’une réponse ou l’argumentation, n’a donc pas émergé : la chaîne pédagogique s’est bloquée en amont. En termes d’information, la consigne était compréhensible pour quiconque suivait le module, mais elle reposait sur des concepts abstraits (configuration sémiotique, communication pragmatique) qui ont pu paraître intimidants pour certains étudiants, ce qui complique l’activation de l’activité. Enfin, sur le plan de la motivation, aucun levier ni extrinsèque (évaluation, reconnaissance formelle), ni intrinsèque (valorisation personnelle, sentiment de compétence)  n’a été mobilisé pour soutenir l’engagement. Ainsi, cette analyse révèle que le problème ne tient ni à la clarté de la consigne, ni à sa légitimité institutionnelle, mais plutôt à une défaillance de médiation : l’enseignante a conçu une activité pertinente, mais n’a pas assuré les conditions interactives, affectives et relationnelles nécessaires à son activation effective. Le silence des étudiants doit donc être lu comme le symptôme d’un dispositif pédagogiquement complet mais sémiotiquement inachevé, où l’absence d’interprétant (au sens peircéen) empêche toute mise en mouvement de la réflexion collective.

3.3.             Lecture sémiotique peircienne : l’échec de la séméiose

Dans le cadre de la sémiotique triadique de Charles S. Peirce, le representamen constitue l’un des trois piliers du signe, aux côtés de l’objet et de l’interprétant. David Savan (1985), dans son article de référence, rappelle que le representamen désigne « ce qui tient lieu de quelque chose pour quelqu’un, sous un certain aspect ou à un certain titre » (Savan, p. 4). Il ne se limite pas à une simple forme linguistique ou matérielle : il est le déclencheur possible d’un processus interprétatif, c’est-à-dire d’une séméiose. Dans l’analyse peircéenne, le representamen peut être divisé en trois catégories fondamentales : qualisigne, sinsigne et légisigne. Ces sous-catégories permettent une lecture approfondie de la manière dont un signe s’incarne, agit, ou échoue à agir sur un destinataire.

Dans le cas analysé  une consigne formulée par une étudiante sur une plateforme d’apprentissage, à la demande de l’enseignante, et restée sans réponse  il est pertinent d’observer les trois niveaux de representamen identifiés par Peirce, que Savan explicite ainsi :

  • Le qualisigne est une qualité sensible du signe, perceptible mais non actualisée par elle-même. Il s’agit ici, par exemple, du style de rédaction, du ton poli, du langage académique utilisé, qui traduisent une maîtrise formelle et une bonne intégration des codes du discours pédagogique universitaire.
  • Le sinsigne est la manifestation singulière et concrète du signe, c’est-à-dire la publication effective de la question sur la plateforme, à un moment donné, dans un contexte précis. La présence du message dans un espace numérique ouvert rend le signe accessible à tous, ce qui satisfait cette condition d’actualisation du representamen.
  • Le légisigne correspond à la règle, ou à la loi du signe : ici, le fait que dans le contexte universitaire, une question posée par un pair (et validée par l’enseignante) soit implicitement comprise comme une invitation à répondre. Ce niveau renvoie aux normes interprétatives que les membres d’une communauté sont censés partager.

Selon Savan, ces trois types de représentamen sont essentiels pour que la séméiose s’enclenche :

« Le representamen est ce qui, dans la séméiose, remplit la fonction de tenir lieu d’autre chose. Il est le point de départ du processus de signification, mais il n’agit que s’il entre en relation dynamique avec un objet et un interprétant » (Savan, p. 4).

Dans notre cas, bien que les trois composantes soient réunies, le representamen n’a pas déclenché la séméiose attendue. Cela signifie que le signe, bien qu’existant, est resté inerte. La consigne était lisible, contextualisée et soutenue institutionnellement (via l’épinglage de l’enseignante), mais elle n’a pas été reconnue comme pertinente, ni comme appel à l’action. Le representamen est donc resté formellement valide, mais pragmatiquement inactif. Ce phénomène illustre ce que Savan nomme un representamen « en suspension », qui n’entre pas dans la dynamique triadique faute d’interaction interprétative.

Plus encore, on peut avancer que la fonction du representamen s’est arrêtée au niveau du qualisigne et du sinsigne, sans activation de la portée légisignique. En d’autres termes, les étudiants ont vu et lu le message, mais n’ont pas actualisé la règle implicite de réponse, que ce soit par manque de motivation, de repères ou de reconnaissance du statut de la consigne.

Dans la triade sémiotique de Peirce, l’objet est ce à quoi le signe renvoie, ce qu’il vise ou représente pour l’interprétant. David Savan (1985) explique que Peirce distingue deux types d’objet dans le fonctionnement du signe : l’objet immédiat et l’objet dynamique.

« L’objet immédiat est l’objet tel qu’il est compris ou représenté dans le signe. L’objet dynamique est l’objet réel, en dehors du signe, qui conditionne la production du representamen »
(Savan, 1985, p. 5).

Cette distinction est essentielle dans une situation d’enseignement-apprentissage, où le signe (ici, une consigne pédagogique) renvoie à des réalités théoriques, mais aussi à des expériences concrètes vécues par les étudiants.

Dans le cas de la consigne postée sur la plateforme, le representamen (le message) visait un objet complexe, structuré sur deux niveaux :

  • L’objet immédiat est constitué par les notions abordées dans le cours : configuration sémiotique, communication d’apprentissage pragmatique. Il s’agit d’un objet conceptuel, abstrait, tel qu’il est représenté dans le langage du message. Cet objet est codé académiquement et suppose que l’interprétant soit capable de se situer dans un registre théorique.
  • L’objet dynamique, quant à lui, renvoie à l’expérience réelle du module par les étudiants : leur participation, leur perception du dispositif pédagogique, les formes d’interaction vécues, les moments d’apprentissage ou de décrochage. C’est un objet expérientiel, contextuel, subjectif.

Or, Savan nous rappelle que pour qu’une séméiose réussisse, le representamen doit permettre à l’interprétant de relier l’objet immédiat à l’objet dynamique, c’est-à-dire d’activer une signification à la fois conceptuelle et ancrée dans le vécu. Dans ce cas, la connexion ne s’est pas produite.

« Un signe peut bien représenter un objet, mais s’il ne déclenche pas une reconnaissance effective de cet objet dans l’expérience de l’interprétant, la séméiose reste incomplète »
(Savan, 1985, p. 6, adapté).

Cela signifie que, même si l’objet immédiat était présent et compréhensible pour les étudiants sur le plan formel, l’objet dynamique n’a pas été perçu comme pertinent ou accessible. Le message est resté théorique, sans déclencher une identification personnelle ou réflexive du vécu du module.

En d’autres termes, les étudiants n’ont pas reconnu dans leur propre expérience l’objet que le signe tentait de viser. Ils n’ont pas pu relier les concepts à leurs interactions concrètes, à leurs ressentis, ni à leurs pratiques sur la plateforme. Ce décalage constitue une rupture dans la dynamique triadique du signe.

Ce constat confirme que le silence des étudiants ne résulte pas d’un défaut de formulation du message, mais plutôt d’un échec dans la médiation entre théorie et expérience. La consigne pointait un objet abstrait (immédiat), mais ne leur offrait aucun appui explicite pour reconnecter cet objet à leur propre vécu (objet dynamique). Cette absence d’ancrage peut être interprétée, dans le vocabulaire de Peirce et de Savan, comme une désactivation de l’objet dynamique, rendant impossible la progression du processus interprétatif.

Dans la triade peircéenne, l’interprétant représente l’effet produit par le signe dans l’esprit (et potentiellement dans le comportement) du destinataire. Contrairement à une lecture passive, Peirce et avec lui, Savan  conçoit l’interprétant comme une composante dynamique, impliquant une activité mentale, cognitive, voire sociale.

David Savan (1985) rappelle que Peirce distingue trois types d’interprétant, correspondant à des niveaux croissants de stabilisation du sens :

  1. L’interprétant immédiat : ce que le signe est censé signifier, dans son intention théorique ou sa formulation interne.
  2. L’interprétant dynamique : l’effet réel, contextuel, souvent imprévisible, que le signe produit sur l’interprétant (émotion, réaction, comportement).
  3. L’interprétant final : la compréhension stabilisée et régularisée du signe dans une communauté d’interprétation — autrement dit, l’habitude partagée de lui attribuer un sens donné.

« L’interprétant immédiat est contenu dans le signe ; le dynamique est ce qui se passe effectivement dans l’esprit ; le final est la conclusion vers laquelle tend le processus d’interprétation dans l’idéal d’un consensus rationnel »
(Savan, 1985, p. 5–6).

Dans notre cas, la consigne était formellement claire. Elle invitait les étudiants à porter un regard réflexif sur le module, en mobilisant les notions de configuration sémiotique et de communication d’apprentissage pragmatique. Ces notions avaient été vues en cours, et leur présence dans la question permettait d’en déduire l’intention pédagogique.

 Il est donc raisonnable de penser que l’interprétant immédiat était disponible : le signe contenait en lui-même de quoi être compris dans son sens global. Toutefois, ce niveau ne garantit pas une réponse réelle.

 Interprétant dynamique  C’est à ce niveau que la séméiose a échoué. Aucune réponse, aucun écho, aucun début de discussion n’a émergé. Cela signifie que le signe n’a pas déclenché d’effet mental, émotionnel ou interactionnel suffisant pour provoquer un acte interprétatif observable.

Peirce et Savan insistent sur le fait qu’un signe « n’existe pleinement que s’il produit un effet réel, aussi faible soit-il, dans l’esprit de celui qui le reçoit » (Savan, 1985, p. 6).

Dans notre cas, cet effet est absent. Le signe, bien que compréhensible, n’a pas été vécu comme engageant, ni comme appel à réagir. Le contexte numérique, l’absence de relance de l’enseignante, et le flou sur les attentes pédagogiques ont probablement inhibé l’interprétant dynamique.

Enfin, l’interprétant final  c’est-à-dire l’habitude partagée dans la classe de considérer ce type de message comme une invitation légitime à produire une réponse réflexive était manifestement absent ou non encore construit. Il n’existait pas, dans ce groupe d’apprentissage, de norme stabilisée concernant la valeur d’une prise de parole réflexive sur la plateforme, ni de code collectif incitant à ce type de participation.

 Autrement dit : la culture sémiotique du groupe ne reconnaissait pas ce type de message comme un véritable « appel à agir ». Le signe est donc resté sans effet durable.

Conclusion

Cette étude de cas, ancrée dans une situation réelle vécue dans un module de pragmatique au sein du master “Ingénierie de formation, Technologies éducatives et Communication”, met en lumière les limites d’un dispositif d’apprentissage pourtant conçu selon des principes pédagogiques rigoureux. L’analyse du silence total des étudiants face à une consigne ouverte, bien formulée et validée par l’enseignante, montre que la qualité apparente du dispositif ne garantit ni l’interprétation, ni l’engagement.

Le modèle systémique de Marcel Lebrun a permis d’identifier des décalages entre les composantes clés du dispositif (information, motivation, activité, interaction, production), en montrant comment une médiatisation soignée peut ne pas engendrer de médiation effective. Ce désalignement souligne que l’efficacité d’un dispositif ne réside pas uniquement dans sa structure technique ou sa valeur académique, mais dans la manière dont il est perçu, compris et activé par les apprenants.

La grille sémiotique de Peirce, interprétée par Savan, a enrichi cette lecture en montrant que le silence n’est pas une simple absence, mais un symptôme sémiotique. Le representamen  en l’occurrence la consigne posée  n’a pas généré de séméiose complète : ni objet dynamique activé, ni interprétant dynamique ou final stabilisé. Ce blocage interprétatif traduit un déficit dans la reconnaissance sociale et cognitive du signe, et révèle une rupture entre intention pédagogique et réception effective.

Ainsi, cette étude souligne plusieurs enjeux fondamentaux :

  • Un message peut être linguistiquement clair, mais sémiotiquement inopérant s’il n’est pas interprété.
  • La médiation nécessite une présence pédagogique explicite, continue et engageante.
  • L’interprétation repose sur des habitudes partagées, qui doivent être construites, modélisées et valorisées.

Repenser les dispositifs numériques, à la lumière conjointe de Lebrun et Peirce, revient donc à concevoir des environnements où chaque message, chaque activité, chaque ressource est envisagé comme un signe : porteur d’un sens, mais dépendant de sa réception, de son activation et de sa transformation en expérience d’apprentissage. Apprendre, c’est non seulement comprendre des contenus, mais aussi apprendre à lire les signes qui balisent le parcours d’apprentissage  et à y répondre.

Bibliographie

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