Research studies

La dangerosité sexuelle comme outil d’exclusion pénale : une lecture critique à partir du cas du Maroc

 

Prepared by the researche  – Zahra ELAMINE – Docteure en droit privé – Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fés, Maroc

DAC Democratic Arabic Center GmbH

Journal index of exploratory studies : Nineteenth Issue – September 2025

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
ISSN 2701-9233
Journal index of exploratory studies

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Résumé

Dans la pratique, la dangerosité sexuelle a fini par s’imposer, sans pour autant qu’elle soit réellement définie par la loi. On parle beaucoup du risque, du profil du récidiviste, mais en réalité, les textes restent flous, et la justice fait avec. Ce sont surtout les juges et les psychiatres qui, chacun à leur manière, tentent d’évaluer ce qu’on ne peut ni voir ni mesurer avec certitude. Le cas des infractions sexuelles, notamment sur mineurs, cristallise cette incertitude : entre la peur de la récidive et le besoin de protéger la société, on en vient à neutraliser des individus sur la base d’un danger présumé, parfois sans possibilité réelle de réinsertion. Le droit marocain, à ce sujet, reste encore peu tourné vers une véritable judiciarisation de la dangerosité. À travers cette étude, on se propose d’interroger cette dérive : jusqu’où peut-on aller au nom de la sécurité ? Et à partir de quand cesse-t-on de punir pour commencer à exclure ?

Abstract

In practice, sexual dangerousness has come to the fore, although it is not really defined by law. There’s a lot of talk about risk and the profile of the recidivist, but in reality, the texts remain vague, and the justice system has to make do. It’s mainly judges and psychiatrists who, each in their own way, try to assess what can neither be seen nor measured with certainty. The case of sexual offenses, particularly involving minors, is a case in point: between the fear of recidivism and the need to protect society, we come to neutralize individuals on the basis of a presumed danger, sometimes without any real possibility of reintegration. In this respect, Moroccan law is still largely marked by an administrative logic – as evidenced by the way parole is currently operated – and is not really geared towards the judicialization of dangerousness. The aim of this study is to examine this drift: How far can we go in the name of safety? And when do we stop punishing and start excluding?

  1. Introduction

Au fil des décennies, la notion de dangerosité s’est imposée dans les pratiques pénales comme une évidence tacite, alors même qu’elle ne repose sur aucune définition claire dans la loi. Elle agit en creux, comme une idée force qui traverse les discours judiciaires, psychiatriques et médiatiques notamment lorsqu’il s’agit des infractions sexuelles. La figure du délinquant sexuel, en particulier celle du pédocriminel récidiviste, cristallise toutes les peurs collectives : celle du retour du crime, de l’échec de la peine et de l’irréversibilité du mal. Dans ces cas, l’anticipation du risque prend le pas sur le jugement de l’acte. On punit moins ce qui a été fait que ce que l’on redoute qu’il advienne.

Ce débat sur la dangerosité traverse également d’autres contextes nationaux. En France, la loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté a cristallisé une controverse majeure, opposant sécurité publique et garanties constitutionnelles. En Belgique, des dispositifs comme les maisons de transition ou les suivis thérapeutiques post-peine cherchent à concilier protection de la société et réinsertion. En comparaison, le Maroc se distingue par une absence d’encadrement légal du concept de dangerosité, ce qui rend d’autant plus opaques les décisions fondées sur elle.

Cette évolution s’est opérée progressivement, ce qui relevait jadis d’une analyse clinique ou criminologique s’est transformé en catégorie juridique implicite. Loin d’être cantonnée à la psychiatrie ou à la criminologie, la dangerosité est désormais invoquée dans les décisions de justice, mobilisée dans les expertises, évoquée dans les politiques de réinsertion. Lorsqu’on parle de la dangerosité des délinquants sexuels, on ne juge plus seulement l’acte, mais on anticipe un retour ou une répétition. La logique de protection l’emporte sur celle de responsabilité. La peine ne suffit plus ; il faut des mesures post-pénales pour prévenir et protéger. Ce glissement institutionnel et conceptuel, du pénal au post-pénal, de la peine à la surveillance, n’est pas anodin. Il interroge le sens même de la peine dans un État de droit. Jusqu’où peut-on aller au nom de la sécurité ? Et à partir de quand cesse-t-on de punir pour commencer à exclure ?

Depuis longtemps, le glissement du risque vers la dangerosité interroge la cohérence du droit pénal. Comme le soulignent les juristes, la dangerosité, beaucoup plus subjective que le danger ou le risque, s’impose sans être définie, observée ou mesurée. Cette notion n’est pas un instrument juridique rigoureux. Contrairement au risque, soigneusement objectivé, la dangerosité relève d’un certificat tacite, précieux pour défendre la liberté ou prolonger la privation de liberté. Et c’est précisément cette absence d’ancrage scientifique ou légal qui permet son extension dans des domaines où elle déroute, sans débat contradictoire. La dangerosité devient l’arme la plus efficace pour reconfigurer la peine, ne pas seulement punir l’acte, mais neutraliser la personne.

Au Maroc, cette tension est palpable, bien que rarement formulée. La loi évoque la responsabilité, la réinsertion, la personnalisation et la proportionnalité de la peine. Mais dans la pratique, ce sont d’autres logiques qui s’imposent. On invoque l’ordre public, et on mobilise des expertises pour trancher dans ce comportement instable du délinquant à fin de décider sa sortie anticipée ou de la refuser. Sans que le terme ne soit juridiquement encadré ni systématiquement explicité. Et pourtant, ce mot apparait dans les décisions de justice, dans les expertises psychiatriques.

C’est dans ce contexte que s’inscrit ce travail qui vise une lecture de critique de la manière dont la dangerosité des délinquants sexuels est pensée évaluée et mobilisée dans le système pénal marocain. Jusqu’où peut-on aller au nom de la sécurité ? Et que reste-t-il, dans ce paradigme, du droit à la réinsertion, pourtant garanti par la Constitution et les engagements internationaux du Maroc ?

L’enjeu est double : comprendre comment une notion floue en apparence peut produire des effets juridiques concrets, et analyser les tensions qu’elle engendre entre protection de la société, exclusion pénale et droit à la réinsertion.

L’apport de cette recherche réside dans l’articulation d’une réflexion doctrinale et sociojuridique sur l’usage de la dangerosité, à partir de références théoriques classiques et d’exemples tirés du contexte marocain. Cette approche critique permet de mettre en évidence les effets souvent invisibles d’un glissement de la logique de peine vers une logique de neutralisation.

Cette étude, en s’appuyant sur des références doctrinales, et sur l’état des dispositifs institutionnels existants, vise à interroger les présupposés qui gouvernent les pratiques de prévention et de contrôle.

L’article se structure en trois parties. La première revient sur les racines historiques, psychiatriques et pénales de la notion de dangerosité criminelle. La deuxième s’attarde sur le flou juridique entourant la dangerosité sexuelle dans le contexte marocain, en soulignant ses usages implicites dans les décisions de justice. Enfin, la troisième partie propose une lecture critique des effets de cette notion sur les politiques de réinsertion, en soulignant les risques de stigmatisation durable et d’exclusion sociale institutionnalisée.

2.    Genèse et usages de la notion de dangerosité sexuelle : Fondements historiques et doctrinaux

La dangerosité est une notion largement ancrée dans le discours pénal contemporain, et l’idée selon laquelle certains individus seraient intrinsèquement dangereux, remonte au moins aux travaux de Lombroso. Ce dernier, fondateur de l’anthropologie criminelle, pensait que le criminel se reconnaissait à ses traits physiques, à sa morphologie, à sa « dégénérescence », une thèse aujourd’hui discréditée, mais historiquement fondatrice, qui a laissé des traces durables dans les représentations sociales de la criminalité (Lombroso, 2002, p. 33).

Dans la même lignée, Ferri et Garofalo ont contribué à instaurer une justice fondée sur l’anticipation (Ferri, 1895, p. 211–248, Garofalo, R. 1885). L’important n’était plus tant ce que le délinquant avait fait, mais ce qu’il risquait de faire. D’où l’émergence d’un droit pénal préventif, et prédictif, centré sur la défense sociale plutôt que sur la réparation de la faute. En France, Marc Ancel s’est détaché du caractère biologique du criminel, mais a gardé cette idée d’une peine adaptée à la personnalité du condamné. L’enjeu n’était plus uniquement de punir, mais de protéger la société contre ceux qui, par leur comportement, leur passé ou leur profil psychologique, semblaient appeler une vigilance renforcée (Ancel, 1954, p. 92).

Ce glissement vers une justice axée moins sur l’acte que sur la projection de la personne reflète un changement profond : la dangerosité, conçue comme un diagnostic incertain, s’invite désormais dans les décisions judiciaires. Ce phénomène s’explique mieux lorsqu’on comprend que la dangerosité n’est pas un concept stable, mais une construction juridique et politique mouvante. En effet, cette notion s’immisce dans le droit pénal sans cadre légal strict, devenant un instrument politique et judiciaire plutôt qu’un concept juridique ancré (Sénon et al., 2008, p. 152). Derrière ce « pronostic flou » se cache une nouvelle forme de pouvoir judiciaire : le juge peut décider d’enfermer ou de libérer non en fonction des preuves, mais en fonction d’une évaluation imprécise du risque que représente l’individu. Cette évaluation risque de devenir arbitraire, car elle s’appuie autant sur l’imaginaire social que sur des critères cliniques et scientifiques. Elle installe un droit du soupçon : celui qui incarne « une menace » avant même d’avoir commis un acte susceptible d’être prouvé.

La dangerosité correspond, in abstracto à l’évaluation du « risque » qu’une personne commette à nouveau des actes criminels. Il est essentiel de distinguer le « risque » de la « dangerosité ». Le risque renvoie à une probabilité mesurable, fondée sur des données statistiques ou cliniques (Castel, 1983, p. 120). La dangerosité, en revanche, est une notion floue, subjective et marquée par l’arbitraire. Dès 2008, la table ronde Dangerosité & droits fondamentaux dénonçait cette porosité juridique : la dangerosité, juridiquement instable et sans garanties procédurales solides, devient un outil d’intervention symbolique et politique, au détriment du contradictoire et de la rigueur judiciaire.

Cette notion du risque est compréhensible dans la psychiatrie, alors que la « dangerosité » semble ambiguë et paradoxale (Castel, 1983, p. 120). La représentation de la dangerosité et de l’homme dangereux évolue constamment ; aujourd’hui, c’est le délinquant sexuel qui est considéré l’archétype de la dangerosité et de l’incorrigibilité. Cette mutation découle de l’émergence d’un droit pénal de l’ennemi, où certains individus, en raison de ce qu’ils sont censés représenter, se voient appliquer des régimes d’exception (Giudicelli-Delage & Lazerges, 2008, p. 15).

Cette dérive sécuritaire n’est pas propre à la France ; elle trouve aussi un écho dans les pratiques pénales marocaines, bien que moins explicitement théorisées. En effet, le Maroc, dont le droit pénal résulte d’un héritage composite, à la fois islamique, protectorat, et post-protectorat, n’échappe pas à la logique sécuritaire qui traverse les systèmes contemporains. Cette tension entre tradition pénale et injonctions sécuritaires n’est pas neutre. Elle révèle une forme d’ambivalence structurelle du droit marocain, partagé entre une logique de protection sociale et une approche de plus en plus marquée par la gestion des risques. Le discours sur la dangerosité y apparaît comme un compromis flou : il s’insinue dans les textes sans jamais être assumé, il oriente les pratiques sans être nommé. Ce flou permet une grande marge d’interprétation aux magistrats et experts, tout en rendant difficile toute contestation juridique frontale. C’est précisément ce non-dit qui confère à la notion de dangerosité sa puissance : elle échappe au débat contradictoire tout en influençant directement les décisions les plus lourdes.

Si le Code pénal marocain de 1962 ne définit pas explicitement la notion de dangerosité, il n’en est pas pour autant dépourvu. Celle-ci affleure à travers divers dispositifs légaux, notamment les articles 75, 76 et 77 relatifs à l’internement pour trouble mental, dans une finalité d’assurer la « sécurité publique » l’article 66 sur la relégation, ou encore les dispositions encadrant la libération conditionnelle (El Idrissi, 2015, p. 236). Ces mesures sont appliquées en fonction du « profil » du condamné, sans que la notion de dangerosité ne soit jamais nommée, ce qui contribue à leur flou juridique et à une certaine opacité normative (Amzazi, 2013, p. 77).

Cette notion, pourtant centrale dans bien des décisions judiciaires, reste juridiquement flottante, elle n’est pas un critère juridique opératoire, mais construite davantage par des attentes sociales et politiques que sur des fondements scientifiques (Danet J, 2008, p.23). Elle est fréquemment invoquée comme une « réponse à la peur sociale », façonnée par le contexte sociopolitique. Elle se révèle alors être un instrument au service d’une gestion sécuritaire des populations perçues comme menaçantes (Sénon et al. 2009, p. 720). Cette orientation vers une logique sécuritaire transforme le délinquant en figure à neutraliser plutôt qu’en sujet de droit (Amzazi, 2002, p. 70-71).  La nouvelle pénologie concerne moins la punition ou la réhabilitation d’individus que l’identification et la gestion de groupes jugés dangereux ; l’objectif n’est plus d’éradiquer la criminalité, mais de la rendre tolérable via une coordination systémique (Feeley & Simon, 1992, p. 452).

En France, la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté marque ce changement de paradigme ; ainsi le fondement juridique de ce mécanisme, qui s’applique à l’issue de la peine, repose moins sur la répression que sur l’anticipation. Il ne s’agit plus de répondre à un acte, mais de neutraliser une menace, fût-elle hypothétique. Ainsi, le fondement de la peine se déplace : de la responsabilité vers la personnalité, du fait vers le risque. C’est la dangerosité supposée, et non le comportement avéré, qui devient le cœur de la décision. La justice n’est plus dans la réparation d’un trouble, mais dans la gestion d’un danger. Cette bascule, introduis une logique du soupçon, où l’exception tend à se banaliser, et où la personne, jugée sur ce qu’elle incarne, prend le pas sur l’acte qu’elle a réellement commis (Lazerges, 2018, p. 23).

3.       La dangerosité sexuelle comme catégorie pénale : une perspective marocaine critique

3.1- L’absence de définition légale

Aujourd’hui, l’évolution de la vision du corps et des mœurs a conduit les systèmes de justice pénale à adapter leur législation et leurs modes de répression des délits sexuels.  Ainsi, le récidiviste sexuel a remplacé le voleur d’habitude dans la hiérarchie des peurs (Jean-Pierre Allinne, 2010, p. 26).  Ici l’acte lui-même est considéré dangereux marquant le retour de l’homme dangereux (Martine Kaluszynski, 2008 [en ligne]).

Au Maroc, la notion de dangerosité du délinquant sexuel, bien qu’absente des définitions juridiques claires, mais elle structure les décisions judiciaires de manière implicite. En effet, la détention préventive est ordonnée même en dehors du flagrant délit, si le juge considère que l’accusé représente un risque pour l’ordre public ou la sécurité des personnes (l’article 47 du Code de procédure pénale). Ce critère, laissé à l’appréciation du parquet, repose sur une évaluation subjective du danger. Dans les affaires de viol ou d’attentat à la pudeur, surtout lorsqu’elles font l’objet d’une large médiatisation, c’est cet article qui est évoqué.

On parle de trouble, mais ce dont il s’agit en réalité, c’est d’un danger qui n’a pas besoin d’être prouvé, parce qu’il est fixé comme tel dans l’imaginaire collectif. La loi devient le prolongement de la peur collective. Dans les affaires dites « sensibles », la libération conditionnelle est également frappée du sceau du soupçon : elle est refusée non pas sur la base d’un risque évalué contradictoirement ou d’un comportement objectif du condamné, mais en raison d’éléments extérieurs, son image, son dossier médiatique, ou le climat politique du moment. Lorsqu’un dossier pénal est propulsé au-devant de la scène médiatique ou suscite une forte résonance sociale, l’évaluation de la dangerosité tend à se détacher des critères objectifs pour glisser vers une lecture émotionnelle du risque. Ce n’est plus tant l’acte en lui-même qui fonde la décision, mais ce que l’accusé représente dans l’imaginaire collectif. Dès lors, la justice s’inscrit dans un registre symbolique : elle cherche moins à juger qu’à apaiser, à répondre à l’émotion sociale plutôt qu’à garantir les principes du contradictoire. Dans ce contexte, le droit se retire progressivement, cédant la place à une forme de pénalité anticipatrice, souvent fondée sur le soupçon ou la crainte diffuse. Cette logique installe une justice fondée sur l’indignation et la peur, où le châtiment devient moins la conséquence d’un fait que la réponse à une représentation (Fassin, 2017, p. 155).

Dans une décision récente de la Cour d’appel de Rabat (arrêt n° 27/1-2646-2021 du 2 février 2023, non publié) dans une affaire de violence sexuelle, sans circonstances aggravantes, le juge a estimé, sans recourir à aucune expertise, que l’accusé « ne présente aucun trait objectif de dangerosité ». Fort de ce simple constat, il a décidé d’octroyer des circonstances atténuantes. Ce cas éclaire un mécanisme essentiel : la dangerosité peut devenir un levier d’exclusion ou d’inclusion, suivant que l’appréciation du juge soit positive ou négative. Il n’est donc pas question uniquement de l’acte commis, mais du rapport que le magistrat instaure avec cette notion, sans cadre ni transparence. Et si la dangerosité « déclarée absente » provoque la clémence, c’est assurément la preuve que cette catégorie est construite, discutable, et dépend largement de l’évaluation personnelle du décideur.

Ces décisions traduisent moins une appréciation judiciaire qu’un réflexe sécuritaire, où l’idée même de réinsertion semble inaudible dès lors que l’accusé incarne une figure menaçante (El Idrissi, 2015, p. 237). Ce recours massif à la détention préventive, qui concernait près de 43 % des personnes incarcérées au Maroc en 2021 avant même toute comparution devant un juge (U.S. Department of State, 2022), s’explique moins par des impératifs procéduraux que par une logique de présomption de dangerosité. Or, cette dangerosité, loin d’être un fait démontrable, est une notion floue, aux contours mouvants, qui oscille entre intuition judiciaire, pression sociale et expertise psychiatrique. Et c’est bien là que le problème se pose : car le diagnostic de la dangerosité, censé relever d’une analyse clinique rigoureuse, devient souvent un simple levier de prolongement de la peine, sans débat contradictoire ni garanties procédurales (Coco Geneviève et Mormont Christian, 2006, p .64).

Les normes internationales, quant à elles, encadrent strictement les fondements de la privation de liberté. La Recommandation R(2004)10 du Conseil de l’Europe rappelle avec fermeté que l’enfermement ne saurait reposer sur un simple risque présumé ni sur une perception sociale négative. Priver un individu de liberté exige des critères objectifs, fondés sur des faits, et non sur des projections ou des stéréotypes. Le principe de réinsertion, inscrit au cœur des politiques pénales modernes, suppose a minima une reconnaissance de la capacité de changement (Conseil de l’Europe, 2004).

Cette tension entre protection et respect des droits traduit un déplacement structurel du droit pénal marocain, qui tend à punir non plus seulement l’acte, mais ce que l’individu est censé représenter (Amzazi, 2013, p. 76). La formule n’est pas sans rappeler celle de Jean Danet, qui qualifiait la dangerosité de « notion séculaire », oscillant sans cesse entre la prévision statistique et la stigmatisation morale (Danet, 2009, p. 62).

Dans la pratique, ce glissement se traduit par des évaluations souvent approximatives. Deux logiques s’opposent : celle de la dangerosité, qui repose sur une identité figée, et celle du risque, plus probabiliste, plus évolutive (Castel, 1983, p. 193). Dans ce sens, l’évaluation de la dangerosité s’inscrit aussi dans l’application du principe de précaution en évaluant les signes de dangerosité subjective (Liotta, D. 2012, p.9).

3.2- Les expertises psychiatriques comme outil de neutralisation

 La perspective psychopathologique sur l’évaluation de la dangerosité fait la distinction entre les troubles de la personnalité et du comportement d’une part, et les maladies mentales d’autre part. Les dernières étant plus couramment associées à l’évaluation de la dangerosité psychiatrique, tandis que les premiers sont principalement examinés dans le contexte de la dangerosité criminologique (Liotta, D. 2012, p.9). Les expertises des violences sexuelles contre les enfants évaluent les dangers pesant sur la société et proposent des solutions, toutefois, l’appréciation de la dangerosité « présumée » peut porter atteinte aux droits du délinquant sexuel et compliquer sa réinsertion.

Mais au Maroc, les expertises psychiatriques, qui devraient s’inscrire dans cette logique probabiliste, manquent parfois de rigueur méthodologique. Et par conséquent, une personne, sans avoir été jugée responsable, peut se voir enfermée. D’autres, bien que condamnées, voient leur détention prolongée (Coco Geneviève et Mormont Christian, 2006, p .64). La prise de décision à l’encontre de l’individu « dangereux » est paradoxale, car elle implique à la fois la reconnaissance d’une caractéristique spécifique du sujet et une simple probabilité, une donnée aléatoire, puisque la confirmation du danger ne peut être établie que si le délit a effectivement été perpétré ( Martine Kaluszynski, 2008, p.6).

Toutefois la question se pose sur le rôle et l’efficacité de l’expertise dans le diagnostic de la dangerosité. Dans les faits, elle pèse bien plus lourd. Une expertise qui conclut à un danger potentiel suffit souvent à justifier un refus de remise en liberté, ou à prolonger une détention déjà purgée (Coco et Mormont, 2006, p. 64). Et cela, sans que les conditions d’évaluation, ni même les outils utilisés ne soient discutés. L’avis psychiatrique devient une forme d’autorité silencieuse, rarement remise en cause, alors même qu’il repose parfois sur des grilles obsolètes ou sur des appréciations très générales (Kaluszynski, 2008, p. 6). Le contradictoire est souvent absent. Le contenu de l’expertise n’est ni débattu, ni réellement confronté, et le juge, faute de critères clairs, s’appuie sur cette parole « spécialisée » comme sur une certitude.

Ce décalage est lourd de conséquences. Il transforme l’expertise en instrument de gestion du soupçon. Elle ne vient plus évaluer un état clinique, mais acter une inquiétude diffuse, un malaise social. Et dans le cas des infractions sexuelles, cette inquiétude prend une ampleur particulière. Le psychiatre devient alors le garant d’un ordre symbolique : il vient confirmer ce que la société projette, avant même que le droit ne statue. On enferme au nom d’un risque qui n’est ni démontré ni stabilisé. On prolonge une peine au nom d’un trouble supposé (Fassin, 2017, p. 155). Et dans cette chaîne, le danger n’a plus besoin d’être prouvé : il est présumé, puis confirmé. La justice, ici, se retire au profit d’une gestion sécuritaire, où l’expertise n’ouvre pas à la nuance, mais ferme la porte à toute réversibilité.

4. La dangerosité face à la crise des politiques de réinsertion

Apposer à un individu l’étiquette de « dangereux », ce n’est pas seulement anticiper un risque. C’est acter, sur le plan symbolique et juridique, un changement radical de statut (Becker, 1963 p.9-12 ; Castel, 1981, p. 142). Dans les affaires de violences sexuelles, cette stigmatisation prend une forme exacerbée : elle s’ancre dans la peur collective, dans l’imaginaire d’une récidive inévitable, dans l’exigence d’exemplarité et dans le rejet moral pur et simple (Garland, 2001, pp. 177–201).

Cette stigmatisation produit un effet de disqualification morale durable. Elle empêche toute dynamique de réinsertion, en reconduisant l’exclusion à travers des mécanismes légalement autorisés (Roland Coutanceau 2012, p.793) alertes sur le piège d’une évaluation actuarielle du risque, qui fige l’individu dans une probabilité de récidive, sans prendre en compte son évolution, ses efforts, ou même son humanité. Lopez et Moquin (2016) (p. 18–19) rappellent que le refus français d’instrumentaliser ces outils ne traduit pas une absence de dangerosité, mais l’embarras à définir celle-ci sans tomber dans l’arbitraire.

Cette orientation vers la neutralisation se fait également au détriment des victimes. En focalisant l’attention sur la dangerosité supposée des auteurs, on délaisse les véritables enjeux de réparation, de prévention et de soutien psychologique. La montée du populisme pénal réduit la place des politiques sociales au profit d’une logique d’exclusion Garland (2001). Pourtant, la réinsertion des auteurs ne s’oppose pas aux droits des victimes : elle en est souvent la condition. L’oubli de cette articulation alimente une justice émotionnelle, davantage tournée vers la vengeance symbolique que vers la reconstruction collective. Dès lors, le droit cesse d’être un cadre rationnel pour devenir le prolongement d’une peur sociale mal maîtrisée, au détriment même de ceux qu’il prétend protéger (Fassin, 2017).

À cette dérive s’ajoute une autre, plus structurelle : celle d’un usage politique de l’insécurité. Comme l’expliquent Senon et al. (2007) p. 720–721, les figures du malade mental et du délinquant sexuel servent de paratonnerre aux peurs sociales. Dans un contexte de précarisation, de désengagement de l’État social et de montée du populisme pénal, ces figures cristallisent les angoisses collectives. On les craint. On les exhibe. On les condamne à l’avance. Et surtout, on refuse de leur donner une seconde chance. Résultat : la réinsertion devient un parcours d’obstacles. Surveillance électronique, injonctions de soins, restrictions de mouvement — autant de prolongations de peine sous couvert de sécurité. Le passé devient un jugement sans fin.

Cette mise à l’écart ne repose pas uniquement sur un manque de moyens. Elle s’enracine dans une conception punitive du risque, où toute tentative d’accompagnement est perçue comme une faiblesse du système. Dans les discours institutionnels, la réinsertion est valorisée de manière abstraite, mais elle se heurte, dans les faits, à une logique de précaution sans fin (Garland, 2001, p. 185). Le condamné, surtout pour agression sexuelle, n’est plus un sujet à accompagner, mais un corps à surveiller. Et plus la peur sociale grandit, plus les dispositifs d’accompagnement reculent. Le droit suit le soupçon. Et l’action sociale, au lieu d’ouvrir des possibles, se replie sur les profils les moins risqués, ceux qui rassurent, ceux qui ne dérangent pas.

Au Maroc, cette logique s’aggrave d’un vide institutionnel. Aucun programme structuré n’existe pour accompagner la sortie de détention des personnes condamnées pour infractions sexuelles. Pas de suivi post-carcéral. Pas de référent psychologique. Pas de structure spécialisée. Le Conseil national des droits de l’Homme (2019) révèle qu’à peine 7 % des anciens détenus ayant purgé des peines pour infractions sexuelles bénéficient d’un accompagnement à leur sortie (CNDH, 2019, p. 131–132).

En Europe, certains pays ont mis en place des mécanismes de suivi spécialisés. En Belgique, des équipes mobiles interviennent après la libération pour assurer une transition encadrée. En France, le suivi sociojudiciaire, complété par des obligations de soins, permet une surveillance post-carcérale progressive. Au Canada, des comités d’évaluation du risque statuent sur les conditions de sortie, en lien avec les trajectoires de réinsertion. Ces dispositifs visent à réduire le risque sans figer la personne dans une identité criminelle inamovible. L’absence de structures similaires au Maroc alimente une gestion fondée davantage sur la peur que sur l’accompagnement.

Dans certains modèles, l’accompagnement structuré offre une véritable alternative à l’isolement carcéral. Par exemple, au Canada, l’évaluation des résultats du programme Circles of Support and Accountability (CoSA) a révélé une réduction de 70 % des récidives sexuelles, 57 % pour la violence, et 35 % pour l’ensemble des infractions par rapport à un groupe contrôlé sur 4,5 ans ((Wilson, Cortoni & McWhinnie, 2009). Ces effets sont confirmés en Australie et en Europe, où la mise en place de cercles restauratifs (Hoing et al., 2015) montre des améliorations significatives en régulation émotionnelle et réinsertion sociale. Ces données statistiques soulignent que la réinsertion active, via le tissu social, produit des effets concrets supérieurs à la surveillance passive ou la simple prévention de la récidive.

Ces exemples internationaux ouvrent une voie vers une justice plus humaine et efficace, fondée sur la responsabilité collective plutôt que sur la peur. Le Maroc, où l’encadrement post-carcéral reste quasi absent pour les délinquants sexuels, pourrait s’inspirer de ces approches. L’instauration de dispositifs permettrait de substituer l’exclusion à une réinsertion soutenue, avec un suivi post-carcéral. Au-delà de la neutralisation, il s’agirait de réparer le lien social, d’inscrire la personne libérée dans un trajet de responsabilité et d’appartenance.

Et les rares structures actives ? Certes, il y a l’Association Bayti, la Fondation Mohammed VI pour la réinsertion des détenus. Mais elles ciblent des publics spécifiques : mineurs, primodélinquants, bénéficiaires d’un parcours de formation. Les condamnés pour agressions sexuelles, eux, sont exclus de fait. Trop complexes. Trop stigmatisés. Trop risqués. Pas officiellement, bien sûr. Mais concrètement, ils sont tenus à distance. Invisibles. Infréquentables. Il reste alors quoi ? La récidive, peut-être. Ou pire : la disparition sociale. Ces individus deviennent les absents du droit, les fantômes du système. Un abandon de la réinsertion comme droit fondamental, comme horizon de justice, comme promesse constitutionnelle (Idrissi, 2015).

À l’instar de l’évolution du concept de dangerosité en santé et droit civil où la reconnaissance du risque repose sur des avancées scientifiques, la dangerosité pénale gagne à être repensée dans une approche plus mesurée. Cette comparaison invite à concevoir, pour les infractions sexuelles, un cadre procédural fondé sur l’objectivation du risque : expertises actualisées, critères cliniques, contrôle judiciaire et opposabilité des évaluations. Une telle réforme permettrait de substituer l’arbitraire à la science, la présomption à la preuve, et d’affirmer que la privation, ou la prolongation, de liberté ne peut reposer que sur un diagnostic transparent, responsabilisant l’institution judiciaire et protégeant les droits individuels.

5.     Conclusion

En conclusion, on ne saurait appréhender la dangerosité sexuelle uniquement sous l’angle de la peur sociale ou du réflexe sécuritaire. Si la justice pénale a pour vocation de sanctionner, elle ne peut durablement se construire sur la base de présomptions incertaines et de catégories floues, surtout lorsqu’il s’agit de priver un individu de sa liberté au-delà de sa peine. Le droit marocain, malgré quelques avancées, ne gère pas efficacement la dangerosité et le risque de récidive chez les délinquants sexuels. Or, la réinsertion ne peut être qu’un vain mot si elle se heurte à une stigmatisation permanente, nourrie par des dispositifs qui ne laissent aucune place à l’oubli du passé.

Il en va donc d’une responsabilité collective : refonder la justice pénale marocaine sur un équilibre entre sécurité, preuve objective et respect des droits fondamentaux. où la protection de la société ne se ferait pas au prix du renoncement aux principes fondamentaux. À défaut, le système risque de tomber dans l’ornière d’une « justice émotionnelle » fondée sur la stigmatisation. La véritable sécurité ne se construit pas dans l’exclusion permanente, mais dans la confiance rétablie entre l’individu et la société. Il est temps de réaffirmer que la protection collective ne peut être l’excuse à l’oubli des principes qui fondent l’État de droit.

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