Patrimoine numérisé et identité en mouvement: la culture marocaine à l’épreuve de l’éducation digitale

Prepared by the researche : BOURFED Hafssa – Laboratoire de Recherche en Sciences du Langage, Communication, Littérature, Arts, Histoire et Education (SLLACHE) – Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mahraz Fès – USMBA
Democratic Arabic Center
Journal of Media Studies : Thirty-first Issue – May 2025
A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin
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Résumé
Cet article examine l’intersection entre la numérisation du patrimoine culturel marocain et l’évolution de l’identité nationale dans le contexte de l’éducation digitale. À travers l’analyse d’initiatives de numérisation, de politiques éducatives et de pratiques pédagogiques, cette recherche met en lumière les tensions et opportunités qui émergent lorsque tradition et innovation technologique se rencontrent. L’étude démontre comment le patrimoine numérisé devient un espace de négociation identitaire où les jeunes générations marocaines réinterprètent leur héritage culturel via les outils numériques. En s’appuyant sur des données empiriques et des entretiens avec des acteurs éducatifs et culturels, nous proposons une réflexion critique sur les modalités de transmission patrimoniale à l’ère numérique et leurs implications pour la construction identitaire dans un Maroc en pleine transformation digitale. L’analyse débouche sur des recommandations pour développer une médiation patrimoniale numérique valorisant la diversité culturelle, encourageant l’engagement des apprenants et facilitant le dialogue intergénérationnel, contribuant ainsi aux réflexions sur l’avenir des cultures nationales dans un monde globalisé et connecté.
Introduction
La révolution numérique transforme profondément les sociétés contemporaines, redéfinissant les modes de production, de diffusion et d’appropriation des savoirs et des pratiques culturelles. Dans ce contexte de mutation accélérée, le Maroc, riche d’un patrimoine millénaire et engagé dans un processus de modernisation, se trouve confronté à des questionnements fondamentaux concernant la préservation et la transmission de son héritage culturel. Comment articuler la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel avec les exigences d’une société de plus en plus connectée ? De quelle manière l’éducation digitale reconfigure-t-elle le rapport des nouvelles générations à leur culture d’origine ? Ces interrogations s’inscrivent dans une problématique plus large touchant à la relation dialectique entre tradition et modernité, entre ancrage local et ouverture globale[1].
Le présent article se propose d’explorer les dynamiques complexes qui se jouent à l’intersection du patrimoine numérisé et de l’identité culturelle marocaine, en prenant pour angle d’analyse les pratiques éducatives digitales. Notre hypothèse centrale postule que loin de constituer une simple menace d’uniformisation culturelle, la numérisation du patrimoine et son intégration dans les dispositifs d’apprentissage peuvent devenir des vecteurs de réappropriation et de réinvention identitaire[2], à condition que soient pensées des médiations adaptées au contexte socio-culturel marocain.
Pour appréhender ces enjeux, nous adopterons une démarche interdisciplinaire, mobilisant les apports des sciences de l’éducation, de l’anthropologie numérique et des études patrimoniales. Dans un premier temps, nous dresserons un état des lieux des initiatives de numérisation du patrimoine culturel marocain et de leur intégration dans les programmes éducatifs. Nous analyserons ensuite les modalités de réception et d’appropriation de ces contenus digitalisés par les apprenants, en nous intéressant particulièrement aux processus de construction identitaire qui en découlent. Enfin, nous proposerons des pistes de réflexion pour une médiation culturelle numérique adaptée aux spécificités du contexte marocain, visant à favoriser un dialogue fécond entre héritage traditionnel et innovation technologique.
- Cadre conceptuel et méthodologique
1.1 Du patrimoine culturel au patrimoine numérisé
Le concept de patrimoine culturel a connu une évolution significative ces dernières décennies, s’élargissant progressivement pour englober non seulement les monuments et objets matériels, mais également les expressions immatérielles des cultures. Cette conception élargie s’avère particulièrement pertinente dans le contexte marocain, où une part importante de l’héritage culturel réside dans des pratiques orales, des savoir-faire artisanaux et des rituels transmis de génération en génération[3].
La numérisation de ce patrimoine, comprise comme l’ensemble des processus de conversion des contenus culturels en formats digitaux, introduit de nouvelles modalités de conservation, de diffusion et d’appropriation de l’héritage culturel. Elle implique non seulement des opérations techniques de captation et d’archivage, mais aussi des choix épistémologiques et politiques quant à ce qui mérite d’être préservé et valorisé [4]. Dans cette perspective, le patrimoine numérisé peut être appréhendé comme une “construction sociale”[5], fruit de négociations entre différents acteurs institutionnels, communautaires et individuels.
Au Maroc, ce processus s’inscrit dans une politique culturelle nationale visant à la fois la préservation de l’héritage et son adaptation aux défis contemporains. La Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc, les Archives du Maroc, ainsi que diverses institutions muséales et universitaires ont ainsi entrepris des chantiers de numérisation d’envergure, concernant aussi bien les manuscrits anciens que les témoignages oraux ou les pratiques artisanales.
1.2 Identité culturelle et éducation à l’ère numérique
L’identité culturelle, entendue comme “l’ensemble des traits culturels propres à un groupe ethnique qui lui confèrent son individualité”, constitue un processus dynamique plutôt qu’une essence figée. Dans un monde globalisé et interconnecté, elle se construit à travers des mécanismes complexes d’identification, d’emprunt et de différenciation[6].La révolution numérique introduit de nouvelles variables dans cette équation identitaire, en multipliant les référents culturels accessibles et en reconfigurant les modalités d’appartenance communautaire[7].
L’éducation joue un rôle crucial dans ce processus, en tant qu’instance de transmission des valeurs et des savoirs constitutifs de l’identité collective. L’intégration des technologies numériques dans les pratiques éducatives transforme non seulement les méthodes pédagogiques, mais aussi le rapport au savoir et à la culture[8]. L’éducation digitale, définie comme l’ensemble des approches pédagogiques mobilisant les outils numériques, reconfigure ainsi les modalités d’accès au patrimoine culturel et sa réappropriation par les nouvelles générations.
Au Maroc, ces mutations s’inscrivent dans le cadre plus large des réformes éducatives visant à moderniser le système d’enseignement tout en préservant ses spécificités culturelles. Le programme GENIE (Généralisation des Technologies d’Information et de Communication dans l’Enseignement au Maroc), lancé en 2005, ainsi que la stratégie “Maroc Digital 2020” témoignent de cette volonté d’intégrer le numérique dans l’éducation nationale.
Figure 1 : Les trois dimensions du phénomène étudié et leur relation à travers la médiation culturelle numérique dans le contexte marocain
Source : Elaboration personnelle basée sur le cadre conceptuel de l’étude 2025
1.3 Méthodologie de recherche
Pour explorer les dynamiques complexes liant patrimoine numérisé, identité culturelle et éducation digitale dans le contexte marocain, nous avons adopté une approche méthodologique mixte, combinant analyse documentaire, observations de terrain et entretiens semi-directifs.
L’analyse documentaire a porté sur un corpus de textes officiels (politiques culturelles et éducatives), de projets de numérisation du patrimoine marocain, et de ressources pédagogiques numériques intégrant des éléments patrimoniaux. Cette première phase a permis d’identifier les cadres institutionnels et les discours normatifs entourant la question de la transmission culturelle à l’ère numérique.
Les observations de terrain ont été menées dans huit établissements scolaires (quatre urbains et quatre ruraux) répartis dans différentes régions du Maroc (Rabat-Salé-Kénitra, Fès-Meknès, Marrakech-Safi et Souss-Massa). Elles ont visé à documenter les pratiques effectives d’utilisation des ressources patrimoniales numériques dans les situations d’apprentissage.
Enfin, cinquante entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’acteurs de l’éducation (enseignants, responsables pédagogiques, concepteurs de contenus numériques), d’institutions culturelles (conservateurs, médiateurs culturels) et d’élèves du secondaire (15-18 ans). Ces entretiens ont permis d’accéder aux représentations et aux expériences subjectives liées à l’appropriation du patrimoine numérisé en contexte éducatif.
Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse thématique[9], visant à identifier les principales tensions, stratégies et reconfigurations à l’œuvre dans la relation entre patrimoine numérisé et construction identitaire.
- La numérisation du patrimoine culturel marocain: état des lieux et enjeux éducatifs
2.1 Panorama des initiatives de numérisation patrimoniale au Maroc
Le Maroc a entrepris depuis les années 2000 un vaste chantier de numérisation de son patrimoine culturel, sous l’impulsion conjointe des institutions publiques, des organisations internationales et des acteurs de la société civile. Ces initiatives couvrent différentes dimensions du patrimoine national, matériel comme immatériel.
La Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc (BNRM) a joué un rôle pionnier avec son projet de numérisation des manuscrits anciens, lancé en 2005. À ce jour, plus de 15 000 manuscrits ont été numérisés, couvrant des domaines aussi variés que la théologie, la médecine, l’astronomie ou la poésie[10]. Parallèlement, les Archives du Maroc ont développé une plateforme digitale donnant accès à des documents historiques essentiels pour comprendre l’évolution du pays.
Dans le domaine du patrimoine architectural, la Direction du Patrimoine Culturel a initié en 2012 un programme de modélisation 3D des principaux monuments historiques du royaume, permettant des visites virtuelles de sites comme la kasbah des Oudayas à Rabat ou la médina de Fès. Ce programme s’est progressivement étendu aux zones rurales, documentant l’architecture vernaculaire des différentes régions marocaines.
Le patrimoine immatériel fait également l’objet d’efforts de numérisation significatifs. Le “Centre du Patrimoine Musical Marocain” a constitué une banque de données sonores comprenant plus de 8 000 enregistrements de musiques traditionnelles des différentes régions du pays. De même, l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) a développé une plateforme numérique rassemblant contes, proverbes et expressions orales en langues amazighes.
Des initiatives citoyennes complètent ce tableau institutionnel. Le projet “Mémoire Collective Digitale”, porté par l’association Racines, collecte et numérise des témoignages oraux de personnes âgées dans différentes régions du Maroc, constituant ainsi une archive vivante des traditions et de la mémoire populaire. De même, la plateforme collaborative “Wikitrath” (patrimoine en amazigh) permet aux communautés locales de documenter elles-mêmes leurs pratiques culturelles.
Le patrimoine immatériel fait également l’objet d’efforts de numérisation significatifs, conformément aux recommandations de l’UNESCO[11] concernant la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.
Tableau 1 : État des lieux des initiatives de numérisation patrimoniale au Maroc
Type de patrimoine | Institutions responsables | Initiatives principales | Portée | Limites |
Patrimoine documentaire et littéraire | Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc (BNRM) | Numérisation des manuscrits anciens (2005-présent) | 15 000+ manuscrits numérisés couvrant théologie, médecine, astronomie, poésie | Accès limité, interfaces peu adaptées aux usages pédagogiques |
Archives historiques | Archives du Maroc | Plateforme digitale d’archives nationales | Documents officiels, correspondances, cartes et plans historiques | Métadonnées incomplètes, absence de contextualisation pédagogique |
Patrimoine architectural | Direction du Patrimoine Culturel | Programme de modélisation 3D des monuments historiques (2012-présent) | Kasbah des Oudayas, médina de Fès, sites ruraux vernaculaires | Modèles 3D peu accessibles hors contexte muséal, coûts élevés |
Patrimoine musical | Centre du Patrimoine Musical Marocain | Banque de données sonores | 8 000+ enregistrements de musiques traditionnelles régionales | Catalogage incomplet, faible visibilité en ligne |
Patrimoine linguistique et oral amazigh | Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) | Plateforme numérique de littérature orale | Contes, proverbes, poésie, expressions idiomatiques | Couverture inégale des différentes variantes régionales |
Mémoire collective et pratiques populaires | Association Racines (ONG) | Projet “Mémoire Collective Digitale” | Témoignages oraux de personnes âgées dans diverses régions | Financement précaire, archivage non standardisé |
Patrimoine communautaire | Communautés locales | Plateforme collaborative “Wikitrath” | Documentation participative des pratiques culturelles locales | Validation scientifique variable, inégalités d’accès numériques |
Malgré cette diversité d’initiatives, notre enquête révèle plusieurs limites à la numérisation du patrimoine marocain. D’abord, une certaine disparité géographique, avec une concentration des projets dans les grands centres urbains, au détriment des zones rurales pourtant dépositaires d’un riche patrimoine. Ensuite, une fragmentation institutionnelle qui nuit à la cohérence et à la visibilité des ressources numérisées. Enfin, un déséquilibre entre les différentes composantes de l’identité culturelle marocaine, certaines expressions minoritaires restant insuffisamment documentées.
2.2 L’intégration du patrimoine numérisé dans les programmes éducatifs
L’intégration du patrimoine numérisé dans l’éducation marocaine s’inscrit dans une double dynamique : d’une part, la réforme du système éducatif visant à renforcer l’ancrage culturel des enseignements ; d’autre part, le déploiement de l’infrastructure numérique dans les établissements scolaires.
La Charte Nationale d’Éducation et de Formation (1999), puis la Vision Stratégique 2015-2030 ont réaffirmé l’importance de l’identité culturelle dans le projet éducatif national, en soulignant la nécessité de “préserver les constantes nationales tout en s’ouvrant sur les valeurs universelles” [12]. Dans ce cadre, les curricula révisés accordent une place accrue aux contenus patrimoniaux, particulièrement dans les disciplines comme l’histoire-géographie, l’éducation artistique, les langues et la littérature.
Parallèlement, le programme GENIE et la stratégie “Maroc Digital” ont favorisé l’équipement des établissements scolaires en matériel informatique et en connexion internet[13], créant ainsi les conditions matérielles pour l’utilisation de ressources patrimoniales numériques. Le portail national “Taalim.ma” propose désormais une section dédiée au patrimoine culturel marocain, rassemblant des ressources pédagogiques numériques accessibles aux enseignants et aux élèves.
Notre étude a identifié plusieurs modalités d’intégration du patrimoine numérisé dans les pratiques éducatives :
- L’utilisation illustrative : les ressources patrimoniales numériques servent à enrichir l’enseignement de notions disciplinaires (par exemple, l’utilisation de manuscrits numérisés pour illustrer l’histoire des sciences arabes).
- Les projets pédagogiques : les élèves sont impliqués dans des démarches actives de recherche, d’analyse et de création autour du patrimoine numérisé (webdocumentaires, expositions virtuelles, etc.).
- Les partenariats avec les institutions culturelles : des collaborations entre écoles et musées, bibliothèques ou centres d’archives permettent aux élèves d’accéder à des ressources patrimoniales spécifiques et d’interagir avec des professionnels de la culture.
- Les plateformes collaboratives : certains établissements développent des projets de documentation participative du patrimoine local, impliquant élèves, enseignants et communautés.
Tableau 2 : Modalités d’intégration du patrimoine numérisé dans l’éducation marocaine
Modalité d’intégration | Caractéristiques | Exemples concrets | Compétences développées | Défis observés |
Utilisation illustrative | Patrimoine comme support d’enseignement disciplinaire | – Manuscrits numérisés pour illustrer l’histoire des sciences
– Photographies d’architecture traditionnelle en cours d’arts plastiques – Enregistrements de poésie dialectale en cours de langue |
– Culture générale
– Connaissances disciplinaires – Conscience patrimoniale |
– Risque d’instrumentalisation
– Réduction du patrimoine à sa dimension illustrative – Faible engagement actif des élèves |
Projets pédagogiques | Démarches actives de recherche, analyse et création | – Webdocumentaires sur les traditions locales
– Expositions virtuelles thématiques – Cartographies interactives du patrimoine de proximité |
– Compétences numériques
– Recherche documentaire – Créativité et production collaborative |
– Exigence de temps et de ressources
– Inégalités d’équipement entre établissements – Évaluation complexe |
Partenariats institutionnels | Collaboration écoles-institutions culturelles | – Visites virtuelles guidées de musées
– Ateliers avec des archivistes et conservateurs – Co-création de ressources pédagogiques |
– Dialogue interdisciplinaire
– Connaissance des institutions culturelle – Méthodologies professionnelles |
– Lourdeur administrative
– Discontinuité des partenariats – Dépendance aux ressources externes |
Plateformes collaboratives | Documentation participative du patrimoine local | – Archives sonores intergénérationnelles
– Inventaires collectifs de pratiques artisanales – Cartographies participatives des lieux de mémoire |
– Intelligence collective
– Enquête ethnographique – Valorisation des savoirs communautaires |
– Fracture numérique
– Validation scientifique – Pérennisation des contributions |
Titre : Figure 2 : Modalités d’intégration du patrimoine numérisé dans l’éducation marocaine selon le niveau d’implication des élèves et l’approche pédagogique adoptée
Source : Élaboration personnelle basée sur les données de l’étude (2025)
Cependant, notre enquête révèle d’importantes disparités dans l’accès et l’utilisation de ces ressources. Les établissements urbains et privés bénéficient généralement d’un meilleur équipement numérique et d’une plus grande expertise pédagogique, creusant ainsi les inégalités éducatives. De plus, les enseignants interrogés soulignent le manque de formation spécifique à l’utilisation pédagogique du patrimoine numérisé et l’insuffisance des ressources adaptées aux différents niveaux scolaires.
2.3 Enjeux et défis de la médiation numérique du patrimoine
La médiation du patrimoine numérisé en contexte éducatif soulève plusieurs enjeux fondamentaux, tant sur le plan pédagogique que culturel.
Le premier défi concerne l’accessibilité cognitive des contenus patrimoniaux. Comment rendre intelligibles aux élèves des objets culturels parfois éloignés de leur expérience quotidienne? Les entretiens avec les enseignants révèlent une tension entre deux approches : d’une part, la simplification des contenus pour les rendre plus accessibles mais au risque d’une certaine dénaturation ; d’autre part, la présentation des objets patrimoniaux dans leur complexité originelle mais au risque de créer une distance avec les apprenants.
Le second enjeu touche à la contextualisation des éléments patrimoniaux numérisés. La numérisation tend à extraire les objets culturels de leur environnement d’origine, les transformant en “données” isolées de leur contexte de production et d’usage. Les enseignants soulignent la difficulté à restituer cette dimension contextuelle, pourtant essentielle à la compréhension du patrimoine comme expression d’une culture vivante.
Le troisième défi concerne l’articulation entre les différentes composantes de l’identité culturelle marocaine. Comment représenter équitablement, dans les ressources éducatives numériques, la diversité linguistique (arabe, amazigh, hassani), religieuse (islam, judaïsme) et régionale du Maroc? Les analyses de contenus réalisées révèlent une certaine hiérarchisation implicite, certaines expressions culturelles bénéficiant d’une visibilité nettement supérieure à d’autres.
Enfin, la question du rapport entre cultures locales et influences globales traverse l’ensemble des dispositifs de médiation patrimoniale. Comment préserver la spécificité du patrimoine marocain tout en l’inscrivant dans des échanges culturels mondialisés? Cette problématique se manifeste notamment dans les choix esthétiques et ergonomiques des plateformes numériques, souvent influencés par des standards internationaux peu adaptés aux particularités culturelles locales.
Face à ces défis, plusieurs stratégies de médiation innovantes émergent sur le terrain. Certains projets développent des approches participatives, impliquant les élèves dans la documentation et l’interprétation du patrimoine local. D’autres privilégient une médiation narrative, inscrivant les objets patrimoniaux dans des récits qui leur donnent sens et vie. D’autres encore explorent les potentialités des technologies immersives (réalité virtuelle, réalité augmentée) pour recréer l’expérience sensible des environnements culturels traditionnels.
- Réception et appropriation du patrimoine numérisé par les jeunes apprenants
3.1 Usages et pratiques numériques des élèves en lien avec le patrimoine
L’analyse des pratiques numériques des jeunes Marocains révèle des modalités d’interaction complexes avec le patrimoine culturel digitalisé, oscillant entre consommation passive et réappropriation créative.
Notre enquête auprès des élèves du secondaire (15-18 ans) identifie trois principales catégories d’usages du patrimoine numérisé :
- Les usages scolaires prescrits, liés aux activités pédagogiques formelles : recherches documentaires pour des exposés, consultation de ressources recommandées par les enseignants, participation à des projets collaboratifs. Ces usages concernent principalement les ressources institutionnelles (portails éducatifs nationaux, sites des musées et bibliothèques) et s’inscrivent dans une logique d’acquisition de connaissances validées.
- Les usages personnels exploratoires, relevant d’une démarche individuelle de découverte : navigation sur des sites patrimoniaux par curiosité, visites virtuelles de monuments, écoute de musiques traditionnelles. Ces pratiques, plus informelles, s’articulent souvent à des intérêts spécifiques (musique, artisanat, cuisine traditionnelle) et mobilisent des ressources diversifiées (YouTube, blogs spécialisés, réseaux sociaux).
- Les usages créatifs transformatifs, impliquant une réappropriation active des contenus patrimoniaux : remixage d’éléments musicaux traditionnels, création de mèmes utilisant des références culturelles marocaines, production de vidéos TikTok s’inspirant de pratiques ancestrales. Ces usages, majoritairement partagés sur les plateformes sociales, témoignent d’une capacité d’hybridation entre référents culturels locaux et formats globaux.
Figure 3 : Les usages du patrimoine numérisé par les jeunes apprenants marocains
Source : Élaboration personnelle basée sur les données de l’étude (2025)
L’analyse des entretiens révèle que ces différentes catégories d’usages ne sont pas mutuellement exclusives, mais s’entrecroisent dans les pratiques quotidiennes des jeunes. Par exemple, une recherche initiée dans un cadre scolaire peut déboucher sur une exploration personnelle prolongée, puis sur une réappropriation créative partagée sur les réseaux sociaux.
Cependant, d’importantes variations s’observent selon les profils socio-démographiques. Les élèves des milieux urbains et favorisés manifestent généralement une plus grande diversité d’usages et une plus forte propension aux pratiques créatives, tandis que les jeunes des zones rurales ou défavorisées tendent à se limiter aux usages scolaires, en raison notamment de contraintes matérielles (accès limité à Internet, équipement moins performant).
3.2 Perceptions et représentations du patrimoine culturel à l’ère numérique
Les entretiens réalisés avec les élèves révèlent des représentations contrastées du patrimoine culturel marocain et de sa numérisation, reflétant des positionnements identitaires en constante reconfiguration.
Pour une première catégorie d’élèves (environ 35% de notre échantillon), le patrimoine numérisé est perçu avant tout comme un marqueur d’identité collective, un “trésor national” dont la préservation digitale garantit la transmission aux générations futures. Ces jeunes valorisent particulièrement l’authenticité des contenus patrimoniaux et expriment une certaine méfiance vis-à-vis des réinterprétations contemporaines qu’ils jugent parfois comme des “déformations”. Leur discours s’inscrit dans une conception essentialiste de l’identité culturelle, envisagée comme un héritage à préserver dans son intégrité.
Un deuxième groupe (environ 40%) adopte une position plus pragmatique, considérant le patrimoine numérisé comme une ressource mobilisable dans différents contextes. Pour ces élèves, la valeur du patrimoine réside moins dans son authenticité que dans son adaptabilité aux usages contemporains. Ils apprécient particulièrement les initiatives qui “modernisent” les expressions culturelles traditionnelles, les rendant plus accessibles et attrayantes pour les jeunes générations. Cette perspective s’accompagne d’une vision dynamique de l’identité culturelle, conçue comme un processus d’adaptation continuelle.
Un troisième groupe (environ 25%) développe une approche plus critique, questionnant les choix qui président à la numérisation et à la mise en valeur de certains éléments patrimoniaux plutôt que d’autres. Ces élèves, souvent issus de minorités culturelles ou linguistiques, pointent les angles morts de la patrimonialisation numérique officielle et revendiquent une représentation plus équitable de la diversité culturelle marocaine. Leur rapport au patrimoine s’inscrit dans une logique de reconnaissance identitaire et d’affirmation de la pluralité constitutive de la culture nationale.
Au-delà de ces variations, un trait commun émerge des entretiens : la conscience aiguë d’une tension entre l’ancrage dans une tradition locale et l’appartenance à une culture globale numérique. Les jeunes interrogés expriment souvent leur attachement à une “marocanité” distincte tout en revendiquant leur participation à des communautés transnationales d’intérêts et de pratiques. Cette négociation identitaire complexe se manifeste notamment dans leurs productions créatives, où s’hybrident références patrimoniales locales et codes esthétiques globaux.
3.3 Construction identitaire et patrimoine numérisé : entre transmission et réinvention
L’analyse des trajectoires individuelles et des productions des élèves permet d’identifier plusieurs modalités d’articulation entre patrimoine numérisé et construction identitaire.
Le premier mode, que nous qualifions de “continuité sélective”, se caractérise par une intégration des éléments patrimoniaux dans un récit identitaire cohérent, mais opérant une sélection parmi les référents culturels disponibles. Les élèves concernés (environ 30% de notre échantillon) puisent dans le patrimoine numérisé des éléments qui font sens pour eux, qu’ils assemblent dans une narration personnelle tout en maintenant un sentiment de filiation avec une tradition collective. Par exemple, Fatima, 17 ans, entretient un blog sur l’art culinaire marocain où elle réinterprète des recettes traditionnelles avec des ingrédients contemporains, tout en retraçant l’histoire et le contexte culturel de chaque plat.
Le deuxième mode, l'”hybridation créative”, implique un processus plus radical de réinvention culturelle, fusionnant des éléments patrimoniaux avec des influences diverses pour créer des expressions inédites. Les jeunes adoptant cette posture (environ 35%) se perçoivent comme des “traducteurs culturels”, capables de faire dialoguer différents univers référentiels. Ainsi, Karim, 16 ans, compose des morceaux musicaux mêlant instruments traditionnels (oud, bendir) et sonorités électroniques, qu’il partage sur SoundCloud sous le pseudonyme “FusionAtlas”.
Le troisième mode, la “distanciation réflexive”, se caractérise par un rapport plus critique au patrimoine, impliquant une mise en question des narrations officielles et une réappropriation des éléments culturels marginalisés. Les élèves concernés (environ 20%) développent souvent des projets documentant des pratiques ou des mémoires minoritaires. Ainsi, Yasmine, 18 ans, a créé une page Instagram recueillant des témoignages de femmes âgées de sa région sur des techniques artisanales en voie de disparition, contestant l’invisibilisation de ces savoir-faire dans les représentations patrimoniales dominantes.
Enfin, le quatrième mode, l'”indifférence instrumentale”, concerne des élèves (environ 15%) qui entretiennent un rapport utilitaire au patrimoine numérisé, le mobilisant principalement pour des objectifs scolaires sans véritable investissement identitaire. Pour ces jeunes, souvent plus préoccupés par leur insertion professionnelle future que par des questionnements culturels, le patrimoine constitue une ressource parmi d’autres, dont la valeur est essentiellement pragmatique.
Ces différentes modalités ne sont pas figées mais évoluent au cours des trajectoires individuelles, en fonction des contextes et des expériences. Elles témoignent néanmoins de la diversité des stratégies par lesquelles les jeunes Marocains négocient leur relation à l’héritage culturel dans un environnement numérique globalisé.
Titre : Figure 4 : Modes d’articulation entre patrimoine numérisé et construction
identitaire chez les jeunes Marocains
Source : Élaboration personnelle basée sur les données de l’étude (2025)
- Vers une médiation culturelle numérique adaptée au contexte marocain
4.1 Principes pour une pédagogie du patrimoine numérisé
L’analyse des pratiques éducatives les plus fécondes observées durant notre enquête permet d’esquisser plusieurs principes pour une pédagogie du patrimoine numérisé adaptée au contexte marocain.
Le premier principe est celui de la contextualisation enrichie. Il s’agit de dépasser la simple présentation décontextualisée des objets patrimoniaux numérisés pour les réinscrire dans leurs environnements historiques, sociaux et culturels d’origine. Les dispositifs pédagogiques les plus efficaces combinent différentes modalités de contextualisation : informations textuelles, témoignages oraux, reconstitutions visuelles, cartographies interactives. Par exemple, l’initiative “Atlas Patrimonial Numérique” développée par le lycée Moulay Youssef de Rabat propose une cartographie interactive des sites patrimoniaux locaux, enrichie de données historiques, de témoignages d’habitants et de photographies d’archives.
Le deuxième principe relève de l’approche participative. Les projets pédagogiques qui impliquent activement les élèves dans la documentation, l’interprétation et la valorisation du patrimoine favorisent un engagement plus profond et une appropriation plus personnelle. Le programme “Jeunes Ambassadeurs du Patrimoine” mis en œuvre dans plusieurs établissements de la région de Fès-Meknès illustre cette approche : les élèves y sont formés aux techniques d’enquête ethnographique et de documentation numérique pour recueillir et valoriser des éléments du patrimoine immatériel local, sous la supervision d’enseignants et de professionnels du patrimoine.
Le troisième principe concerne la médiation interculturelle. Dans un pays caractérisé par la diversité de ses influences culturelles, il apparaît essentiel de concevoir des dispositifs pédagogiques qui mettent en lumière les circulations, les emprunts et les hybridations constitutifs du patrimoine marocain. Le projet “Carrefours Culturels” du collège Ibn Toumert de Marrakech propose ainsi des explorations thématiques (architecture, musique, cuisine) révélant les multiples influences (amazighes, arabes, andalouses, subsahariennes, méditerranéennes) qui ont façonné la culture marocaine au fil des siècles.
Le quatrième principe touche à l’actualisation créative. Les approches pédagogiques qui encouragent une réappropriation créative du patrimoine, son adaptation aux sensibilités contemporaines et son dialogue avec d’autres expressions culturelles, favorisent une relation vivante plutôt que muséifiée à l’héritage culturel. L’atelier “Patrimoine Remix” proposé dans plusieurs établissements invitent ainsi les élèves à réinterpréter des éléments patrimoniaux (contes, motifs décoratifs, mélodies) dans des créations numériques contemporaines (animations, designs, compositions musicales).
Enfin, le cinquième principe relève de la réflexivité critique. Une pédagogie du patrimoine numérisé gagne à intégrer une dimension méta-réflexive, invitant les élèves à questionner les processus mêmes de patrimonialisation et de numérisation : quels choix président à la conservation de certains éléments plutôt que d’autres? Quelles transformations la numérisation fait-elle subir aux objets culturels? Quels rapports de pouvoir sont à l’œuvre dans la définition du patrimoine légitime? Le module “Regards Critiques sur le Patrimoine” expérimenté dans certains lycées propose ainsi aux élèves d’analyser comparativement différentes plateformes patrimoniales numériques pour en décoder les présupposés et les orientations implicites.
4.2 Recommandations pour les politiques éducatives et culturelles
À la lumière de nos analyses, plusieurs recommandations peuvent être formulées pour renforcer l’articulation entre patrimoine numérisé, éducation et construction identitaire dans le contexte marocain.
Sur le plan des politiques culturelles, il apparaît prioritaire de :
- Développer une stratégie nationale coordonnée de numérisation patrimoniale, associant l’ensemble des institutions concernées (ministères, bibliothèques, musées, archives, centres de recherche) pour éviter la fragmentation des initiatives et garantir leur cohérence. Cette stratégie devrait inclure un volet spécifique concernant l’accessibilité pédagogique des contenus numérisés.
- Rééquilibrer les efforts de numérisation pour mieux refléter la diversité culturelle marocaine, en accordant une attention particulière aux expressions culturelles minoritaires ou marginalisées (cultures rurales, traditions amazighes, patrimoines juif et hassani, etc.). Un système de quotas pourrait être envisagé pour garantir une représentation équitable des différentes composantes du patrimoine national.
- Impliquer les communautés locales dans les processus de sélection, de documentation et d’interprétation du patrimoine à numériser, selon une logique de “patrimonialisation participative”. Le modèle des “inventaires participatifs” expérimenté dans certaines régions pourrait être généralisé et adapté aux outils numériques.
- Soutenir la création de contenus numériques patrimoniaux novateurs, alliant rigueur scientifique et attractivité pour les jeunes publics, à travers des appels à projets spécifiques et des incubateurs dédiés aux entreprises culturelles numériques.
Concernant les politiques éducatives, nos recommandations s’articulent autour de quatre axes :
- Intégrer explicitement la médiation du patrimoine numérisé dans les référentiels de compétences des enseignants et dans les programmes de formation initiale et continue. Des modules spécifiques devraient être développés pour former les enseignants non seulement aux aspects techniques du numérique, mais aussi aux enjeux culturels et identitaires de son utilisation pédagogique.
- Développer une banque nationale de ressources pédagogiques patrimoniales numériques, adaptées aux différents niveaux scolaires et aux différentes disciplines, en veillant à leur accessibilité (multilinguisme, adaptation aux situations de handicap) et à leur pertinence contextuelle (prise en compte des spécificités régionales).
- Encourager les projets pédagogiques interdisciplinaires centrés sur le patrimoine local, mobilisant les outils numériques pour sa documentation, son analyse et sa valorisation. Ces projets pourraient s’inscrire dans un programme national de type “Jeunes Chercheurs du Patrimoine”, valorisant les meilleures initiatives par des concours et des expositions.
- Renforcer les partenariats entre établissements scolaires et institutions culturelles (musées, bibliothèques, archives) pour faciliter l’accès des élèves aux ressources patrimoniales numériques et leur permettre d’interagir avec des professionnels de la culture.
Au niveau de la gouvernance, il semble nécessaire de :
- Créer une instance interministérielle de coordination des politiques numériques éducatives et culturelles, réunissant représentants des ministères concernés, experts académiques, professionnels de la culture et de l’éducation, et représentants de la société civile.
- Mettre en place un observatoire des usages numériques du patrimoine, chargé d’analyser les pratiques effectives des différents publics et d’évaluer l’impact des dispositifs de médiation sur la relation au patrimoine et la construction identitaire.
- Développer des indicateurs qualitatifs d’évaluation des projets de numérisation patrimoniale, prenant en compte non seulement leur dimension technique mais aussi leurs aspects culturels, éducatifs et sociaux.
Ces recommandations impliquent une approche transversale des politiques publiques, dépassant les cloisonnements traditionnels entre culture, éducation et numérique pour penser leur articulation dans une perspective holistique, attentive aux enjeux identitaires et aux spécificités du contexte marocain.
4.3 Perspectives pour une médiation culturelle numérique adaptée au contexte marocain
Au-delà des recommandations institutionnelles, notre enquête permet d’identifier plusieurs pistes pour le développement d’une médiation culturelle numérique adaptée aux réalités marocaines et aux besoins des jeunes générations.
La première perspective concerne l’esthétique des interfaces numériques patrimoniales. Les plateformes observées tendent à adopter des codes visuels et ergonomiques standardisés, souvent éloignés des sensibilités esthétiques locales. Or, les entretiens avec les jeunes usagers révèlent l’importance d’une “immersion culturelle” dès l’interface : l’utilisation de motifs graphiques inspirés de l’artisanat traditionnel, de palettes chromatiques évoquant les paysages marocains, ou de structures de navigation reflétant des logiques spatiales locales (comme l’organisation concentrique de la médina) contribue significativement à l’appropriation des contenus patrimoniaux. Les expérimentations menées par le studio de design numérique “Digirath” à Casablanca, développant des interfaces inspirées de l’esthétique des tapis berbères ou des zelliges, illustrent le potentiel de cette approche.
La deuxième piste touche à la dimension narrative de la médiation patrimoniale. Les dispositifs les plus engageants observés sur le terrain mobilisent des formats narratifs ancrés dans la tradition orale marocaine (conte, poésie, proverbes) tout en les adaptant aux spécificités des médias numériques. La plateforme “Hikayat Raqmiya” (Contes Digitaux) développée par des enseignants de la région de Tanger-Tétouan propose ainsi une bibliothèque de contes traditionnels numérisés, présentés sous forme de parcours interactifs où l’utilisateur peut explorer différentes versions régionales d’une même trame narrative, découvrir le contexte de performance originel à travers des témoignages vidéo de conteurs, et même contribuer à l’enrichissement du corpus en proposant des variantes familiales ou locales.
La troisième perspective relève de la médiation linguistique. Dans un pays caractérisé par sa diversité linguistique, où l’arabe standard, l’arabe dialectal, les langues amazighes et le français coexistent dans des configurations complexes, la question de la langue de médiation est cruciale. Les projets les plus inclusifs adoptent une approche multilingue, proposant des contenus dans différentes langues et dialectes, ou développant des systèmes de traduction automatique adaptés aux spécificités linguistiques marocaines. L’initiative “Taratine” (Patrimoines) de l’IRCAM illustre cette démarche, avec une interface trilingue (arabe, amazigh, français) et des contenus audio dans les différents dialectes amazighs, accompagnés de transcriptions et de traductions.
La quatrième piste concerne l’approche communautaire de la médiation patrimoniale. Les dispositifs qui intègrent une dimension sociale, permettant aux utilisateurs d’interagir entre eux autour des contenus patrimoniaux, de partager leurs interprétations et leurs créations dérivées, suscitent généralement un engagement plus profond. La plateforme “Touratheuna” (Notre Patrimoine) expérimente ainsi un modèle de “réseau social patrimonial”, où chaque élément du patrimoine numérisé devient le support de conversations, de créations collaboratives et d’événements communautaires hybrides (à la fois en ligne et hors ligne).
Enfin, la cinquième perspective touche à l’articulation entre numérique et expérience sensible. Si la numérisation offre des possibilités inédites d’accès au patrimoine, elle tend à privilégier certaines modalités perceptives (principalement visuelles et auditives) au détriment d’autres dimensions de l’expérience culturelle (tactiles, olfactives, kinesthésiques, sociales). Les médiations les plus complètes observées sur le terrain proposent des dispositifs hybrides, articulant exploration numérique et expérience physique. Le projet “Mémoires Sensibles” développé au lycée Al Khansaa de Casablanca illustre cette approche : une application mobile guide les élèves dans l’exploration physique de leur quartier, révélant à travers la réalité augmentée des strates historiques invisibles, tout en les invitant à collecter des éléments sensoriels (sons, odeurs, textures) pour enrichir la cartographie numérique collective. Cette articulation entre numérique et expérience sensible rejoint les réflexions de Doueihi (2011) sur l’humanisme numérique, qui appelle à repenser les relations entre culture digitale et expérience humaine[14].
Figure 5 : Écosystème de la médiation culturelle numérique du patrimoine au Maroc”
Source à indiquer sous le schéma : “Source : Élaboration personnelle basée sur les données de l’étude (2025)”
Ces différentes perspectives esquissent les contours d’une médiation culturelle numérique spécifiquement marocaine, qui ne se contenterait pas d’importer des modèles développés dans d’autres contextes, mais s’appuierait sur les ressources culturelles, esthétiques et sociales locales pour inventer des formes originales de transmission patrimoniale.
Conclusion
L’exploration des intersections entre patrimoine numérisé, identité culturelle et éducation digitale dans le contexte marocain révèle un paysage complexe, traversé de tensions mais aussi riche de potentialités créatives.
Loin de constituer une simple opération technique, la numérisation du patrimoine culturel s’avère être un processus fondamentalement politique et épistémologique, impliquant des choix sur ce qui mérite d’être conservé et valorisé, sur les modalités de sa présentation et de sa transmission. Dans le contexte marocain, caractérisé par une diversité culturelle constitutive et par des dynamiques de transformation rapide, ces choix revêtent une importance particulière, participant à la reconfiguration des référents identitaires collectifs.
L’intégration du patrimoine numérisé dans les pratiques éducatives représente à cet égard un enjeu stratégique. Elle peut, selon les modalités de sa mise en œuvre, renforcer une conception statique et essentialiste de l’identité culturelle, ou au contraire favoriser une relation dynamique et créative à l’héritage collectif. Notre enquête suggère que les approches pédagogiques les plus fécondes sont celles qui considèrent les élèves non comme des récepteurs passifs d’un patrimoine figé, mais comme des acteurs de sa réinterprétation et de sa réinvention permanente.
Les jeunes Marocains, loin d’être de simples consommateurs de contenus patrimoniaux numérisés, développent des stratégies complexes d’appropriation et de détournement, hybridant référents traditionnels et codes contemporains dans des créations qui témoignent d’un travail actif de négociation identitaire. Ces pratiques, parfois invisibles pour les institutions officielles, constituent pourtant une partie essentielle de la vie culturelle contemporaine du Maroc et méritent d’être reconnues et valorisées.
Dans cette perspective, le défi majeur pour les politiques éducatives et culturelles marocaines consiste à développer des dispositifs de médiation qui accompagnent ces dynamiques créatives plutôt que de les contraindre, qui valorisent la diversité des expressions culturelles plutôt que de la réduire[15], et qui facilitent le dialogue entre tradition et innovation plutôt que de les opposer. Il s’agit, en somme, de concevoir le patrimoine numérisé non comme un répertoire figé de formes à préserver, mais comme un espace vivant de dialogue intergénérationnel et interculturel, où peut s’élaborer collectivement une identité marocaine à la fois ancrée et ouverte, capable d’intégrer les mutations contemporaines sans renier ses racines.
Cette ambition implique de dépasser les clivages traditionnels entre patrimonialisation et création contemporaine, entre éducation formelle et apprentissages informels, entre institutions culturelles et communautés locales. Elle suppose également de penser le numérique non comme une fin en soi, mais comme un moyen parmi d’autres dans une écologie plus large de la transmission culturelle, articulant expériences virtuelles et sensibles, individuelles et collectives.
Les expérimentations pédagogiques et culturelles observées sur le terrain marocain, malgré leur caractère souvent fragmentaire et leur portée limitée, esquissent les contours d’une telle approche intégrée. Leur développement et leur généralisation constitueraient une contribution significative non seulement à la préservation du patrimoine culturel marocain, mais aussi à son renouvellement créatif et à son rayonnement dans un monde globalisé.
Car c’est bien là l’enjeu fondamental : faire du patrimoine numérisé non un refuge nostalgique face aux incertitudes de la modernité, mais un laboratoire d’invention de formes culturelles nouvelles, enracinées dans une tradition vivante tout en étant ouvertes aux échanges et aux hybridations. Dans cette perspective, l’identité culturelle marocaine apparaît moins comme un héritage à défendre que comme un projet à construire collectivement, dans un dialogue permanent entre mémoire et imagination, entre local et global, entre patrimoine et création.
Bibliographie
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[1] Appadurai, A. (2001). Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris: Payot, p. 48.
[2] Doueihi, M. (2011). Pour un humanisme numérique. Paris: Seuil, p. 73.
[3] Skounti, A. (2016). Le patrimoine culturel immatériel au Maroc : Inventaire et sauvegarde. Rabat: IRCAM, p. 29
[4] Davallon, J. (2014). Le patrimoine : une filiation inversée? Espaces Temps, 74-75, pp. 6-16.
[5] Rautenberg, M. (2003). La rupture patrimoniale. Grenoble: À la Croisée, p. 112.
[6] Appadurai, A. (2001). Op. cit., p. 89.
[7] Casilli, A. (2010). Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Paris: Seuil, p. 54.
[8] Karsenti, T. & Bugmann, J. (2017). Transformer l’éducation par l’analyse des données numériques. Québec: Presses de l’Université du Québec, p. 38.
[9] Karsenti, T. & Bugmann, J. (2017). Transformer l’éducation par l’analyse des données numériques. Québec: Presses de l’Université du Québec, p. 38.
[10] Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc (BNRM). (2020). Rapport annuel sur la numérisation du patrimoine. Rabat: BNRM, p. 17.
[11] UNESCO. (2003). Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Paris: UNESCO, Article 14.
[12] Conseil Supérieur de l’Éducation. (2015). Vision stratégique de la réforme 2015-2030. Rabat: CSE, p. 23.
[13] Ministère de l’Éducation Nationale. (2016). Stratégie Maroc Digital 2020. Rabat: MEN, p. 45.
[14] Doueihi, M. (2011). Op. cit., p. 128.
[15] El Bichr, M. (2018). La numérisation du patrimoine culturel au Maroc : état des lieux et perspectives. Rabat: Publications de la Faculté des Lettres, p. 203.