Research studies

Original sin, sin of identity

Original sin, sin of identity Péché Originel, Péché d’Identité (ou Comment s’en libérer)

 

Prepared by the researche : Dominique SCIAMMA – Director at CY École de Design, CY CERGY PARIS UNIVERSITY –France

Democratic Arabic Center

Journal of Social Sciences : Thirty-second Issue – June 2024

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
ISSN 2568-6739
Journal of Social Sciences

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Abstract

At a time when the concept of national identity is becoming more and more a feature of political debates and programmes (“what we are”), and when individualism combined with the quest for self is shaping our lives (“what I am”), the verb “to be” is establishing itself as the key verb on which everything is based, in our relationship with others, with ourselves, with the world. Far from liberating us, this tendency can only lock us up in prisons. Firstly, our bodies, which are proving to be effective and dangerous abstraction machines. The prisons of our systems, our representations, our theories, and indeed our beliefs, which make us project onto the world what we know of it. These prisons are also machines for excluding, brutalising and even killing. So how can we demonstrate both humility and daring, by ceasing to confront the world and beginning to be part of it? The answer lies in the power of design as a project culture. A project that is necessarily political

Received: 21/03/2024, Accepted: 02/06/2024, Published: 23/06/2024

Résumé

Au moment où le concept d’identité nationale fait plus que s’inviter dans le débat et les programmes politiques (« ce que nous sommes », au moment où l’individualisme associé à la quête de soi structure nos vies (« ce que je suis »), le verbe « Etre » s’impose comme le verbe roi à partir duquel tout se construit, dans notre rapport aux autres, à soi, au monde. Loin de nous libérer, cette propension ne peut que nous enfermer dans des prisons. Celle de nos corps d’abord, qui s’avèrent être d’efficaces et dangereuses machines à abstraire. Celle de nos systèmes de nos représentations, de nos théories, et en fait de nos croyances qui nous font projeter sur le monde ce que nous savons de lui. Ces prisons sont aussi des machines à exclure, à brutaliser, et même à tuer. Comment alors faire preuve d’humilité autant que d’audace, en cessant d’affronter le monde, et en commençant à s’y inscrire ? La réponse est dans la puissance du design, comme culture du projet. Un projet forcément politique

Identité

Voilà un mot, un concept, une quête, un projet même, qui prend une place grandissante dans un monde qui a connu une globalisation spectaculaire depuis une trentaine d’année. Une globalisation synonyme d’échanges, d’hybridation, de développement économique et d’enrichissement pour les uns, ou de nivellement culturel, de destruction de traditions comme d’emplois, et d’appauvrissement pour les autres. Une globalisation dont les effets, économiques, géopolitiques et climatiques, font se déplacer des populations migrantes vers des zones plus prospères et souvent plus démocratiques, zones qui voient cette vague migratoire, qui ne fait que commencer, comme une mise en danger de leurs cultures, leurs traditions, leurs modèles sociaux et politiques.

Une globalisation qui n’a pas tenu sa promesse, celle d’une pacification mondiale par le « doux commerce » cher à Montesquieu, mais qui a au contraire souvent installé, par la séparation internationale du travail, de nouvelles formes d’asservissements. Néocolonial d’un côté, où les puissances occidentales pouvaient promettre à leur population une forme d’abondance abordable, et autoritaire de l’autre où les régimes coercitifs pouvaient en faire la source de leur puissance, qu’elle soit mafieuse et corrompue comme en Russie, ou étatique comme en Chine.

L’échec d’une globalisation heureuse accomplie est aussi un moment de revitalisation d’un mouvement décolonial, pourtant démarré après la seconde guerre mondiale mais toujours inabouti, tant cette histoire violente ne pouvait être close, assumée, consommée et métabolisée par de simples « remises de clefs », de transferts de pouvoirs. Ce sont des institutions, des modalités, des cultures, des paradigmes qui devaient être remis en cause, qui ne l’ont pas été, servant au contraire de fondements à des nations libérées d’un joug pour en subir un autre, similaire en tout point au précédent, mais au profit de pouvoirs locaux. Ce mouvement décolonial s’exprime à nouveau, dans les anciennes colonies mais aussi chez les anciens colonisateurs, où des intellectuels appuyés par une partie de la jeunesse, ré-éclairent et revisitent l’histoire, pour juger un présent où les symboles et les hommages à une culture coloniale sont encore trop manifestes à leurs yeux.

Ainsi, qu’il s’agisse des populations des pays occidentaux, craignant d’un côté la mise en péril de leur culture ou vilipendant de l’autre leur propre culture comme hégémonique et coercitive, ou qu’il s’agisse des populations des anciennes colonies (ou plus généralement le Sud Global) réclamant le respect de leurs cultures et de leurs traditions, toutes partagent ce projet d’affirmer, de défendre, de protéger leur identité. Un combat que l’on pourrait résumer en une phrase : « Défendre ce que nous sommes ». A bien des égards, cette défense est en train de structurer la vie et les projets politiques de la planète. Certains s’en réjouissent, voyant là le ferment de cohésion sociale et de fierté nationale retrouvées, d’autres s’en inquiètent y voyant par contre le ferment de l’incommunicabilité, de la violence et de la guerre. Je suis pour ma part de ces derniers.

Identité

Ce mot, ce concept, vient aussi structurer, sinon motiver des chemins de vies individuels. Si ces chemins personnels peuvent s’inscrire souvent dans une recherche collective d’identité culturelle ou nationale telles qu’évoquées précédemment, ils seraient surtout la manifestation d’une forme de constante anthropologique, cette quête d’identité pouvant largement être considérée comme constitutive de nos vies personnelles. Toute notre vie durant, que cette quête soit consciente ou inconsciente, nous chercherions à comprendre, à construire, à révéler, à accomplir, à affirmer notre identité. Nos décisions, nos actions, nos projets, seraient les manifestations, les recherches et les constructions de notre identité. Cette quête individuelle identitaire pourrait se résumer en une phrase là-aussi : « Comprendre et manifester ce que je suis ». Depuis Freud, et plus encore depuis l’avènement des neurosciences, nous savons cependant que l’essentiel de nos actions échappent à notre conscience, ce qui devrait signer la fin de tout espoir de découvrir et protéger qui nous sommes.

Deux phrases :« Défendre ce que nous sommes » (le groupe), et « Comprendre et manifester ce que je suis » (l’individu). Dans ces deux phrases, le verbe « Être » trône en majesté. Un verbe imposant (qui impose), un verbe définitif, total et même totalitaire. Mais aussi un substantif, au cœur de la philosophie depuis 2400 ans, cette quête (ou la négation) de l’Être.

Identité

C’est d’un opérateur dont nous pouvons parler aussi. Un opérateur mathématique connu de tous, symbolisé par le signe « = », à l’œuvre dans les équations comme « A = B », qui nous dit que A égale B, que A est identique à B. Ce signe « = », nous l’utilisons largement en dehors des mathématiques, dans nos vie quotidiennes, personnelles et professionnelles, nos vie intime et spirituelle, dans nos débats et nos disputes, dans nos analyses et nos passions. Il structure à bien des égards, sinon totalement, notre rapport à soi, aux autres et au monde. S’il est d’une utilité opérationnelle efficace, il est aussi à l’origine de nos errements et des violences que nous infligeons aux autres et au monde. Il est le symbole du véritable péché originel, qui n’est pas, comme nous l’enseigne la Genèse, la connaissance du bien et du mal, mais celle de l’utilisation abusive de ce signe « = ».

Le Péché Originel est le Péché d’Identité.

De Shannon …

En 1948, Claude Shannon publiait avec Warren Weaver un article fondateur pour les sciences de l’information et de la communication « A Mathematical Theory of Communication ». Cette théorie est à l’origine du développement des deux industries majeures du 20ème siècle, les télécommunications et l’informatique. Dans cet article, il propose avec succès de mathématiser les processus de communication au travers d’un système, quels que soient par ailleurs les dispositifs techniques utilisés pour ce faire. Le véritable problème que se propose de résoudre la théorie est d’assurer la transmission à 100% d’un message d’un point A à un point B.

Il schématise pour cela toute situation de communication de la manière suivante :

L’émetteur a une intention

  • Il code son intention en une séquence de signes M1
  • M1 passe par un canal et est éventuellement transformé, en raison d’un certain bruit, en une autre séquence de signes M2
  • Le récepteur décode M2
  • Et l’interprète.

On voit qu’un certain nombre de transformations ont lieu pendant ce process :

  • La transformation de l’intention en message M1
  • La transformation du message M1 en message M2 du fait du bruit
  • L’interprétation du message M2

Dans sa volonté de mathématiser la situation de communication, Shannon renonce à mathématiser l’Intention et l’interprétation, celles-ci étant prises en charge ou programmées par des humains. Il s’intéresse donc essentiellement aux phases de codage, de bruitage, de décodage, qu’il mathématise, en proposant des méthodes et des algorithmes grâce auxquels on peut s’assurer de transmettre et surtout de reconstituer sans erreur le message M1 initial. Ces opérations ont lieu aussi bien dans la phase de codage, que de transmission et de décodage. C’est à ce prix que l’on peut s’assurer de l’identité du message originel et du message reconstitué (M1 = M2).

Oui mais voilà, nous ne sommes pas des machines, et ne pouvons intégrer des algorithmes pour nous assurer que nos intentions, et nos messages sont correctement reçus et interprétés. Nos modalités de communication humaine sont largement basées sur l’assomption de l’identité entre ce que nous voulons dire (notre intention), ce que nous disons (le message envoyé), ce qui est entendu (le message reçu), et ce qui est compris. Et si cette assomption est sans risque ni conséquence pour beaucoup de nos situations de vie quotidiennes, elle devient risquée, violente, voire létale, dans d’autres plus sensibles. Plus l’objet du message est complexe, plus il nous faut éviter de succomber au péché d’identité entre l’intention et le message envoyé, entre le message envoyé et le message reçu, et entre le message reçu et son interprétation. Le schéma devient alors un outil précieux et fondamental. Il aide à expliquer les pièges de la communication qu’il faut éviter, liés au péché d’identité, qui sont à l’origine de la plupart des problèmes de communication humaine. En prendre conscience est le début d’une véritable sagesse en matière de communication.

… à Platon

Si l’hypothèse que le schéma de Shannon est réellement universel, il est intéressant de la vérifier sur des émetteurs et des récepteurs très spéciaux :

  • L’émetteur est : le monde !
  • Le récepteur est : vous !

Il est alors très intéressant de vérifier si et comment le schéma fonctionne encore, en commençant par cette question philosophique : Le monde a-t-il une intention (Question que nous allons laisser ici de côté tant elle nécessite d’avancer sur des domaines philosophiques et plus encore religieux). Lorsqu’il s’agit de Coder et Décoder (en laissant de côté la question de l’intention et de l’interprétation, c’est-à-dire la question du sens, il est évident qu’il s’agit de recevoir les messages du monde, donc de percevoir le monde, à travers nos sens.

Considérant que tous nos sens fonctionnent structurellement de manière comparable, concentrons-nous sur l’un d’entre eux – la vue – pour analyser “mécaniquement” le processus de codage/décodage du monde.

La figure précédente illustre la manière dont l’œil, en tant que machine à voir, capte l’image d’une flamme. L’image inversée de la flamme est projetée sur la rétine, comme sur un écran. La rétine est composée de très petits capteurs (bâtonnets et cônes rétiniens), dont la taille définit la résolution de la rétine, c’est-à-dire la plus petite partie perceptible de l’image. Tout ce qui est plus petit que ces bâtonnets et cônes rétiniens est littéralement invisible pour l’œil humain, ces capteurs agrégeant les milliards d’informations lumineuses qu’ils reçoivent chacun en une seule information.

La conclusion de cette simple analyse est que le monde tel que nos sens le perçoivent est un monde définitivement pixellisé, un monde où l’ordre de grandeur de l’information envoyée est massivement et très significativement plus grand que l’ordre de grandeur de l’information perçue. Le monde, tel que nous le “voyons”, n’est donc rien d’autre qu’une simplification drastique du monde en soi. Pour autant, cette simplification drastique évoque ce qui nous est donné à voir, et nous propose une image utile et utilisable de ce qui nous est donné à voir : ce que l’on peut appeler un résumé (un abstract en anglais). L’image perçue par notre œil est donc littéralement une abstraction. Notre œil est, et plus généralement tous nos sens sont, une machine à abstraire.

Le monde que nous percevons est donc une abstraction.

La leçon, étrange, est la suivante : ne croyez pas vos sens, ils mentent par omission, en abstrayant constamment. L’identité, encore une fois, est le péché ultime : identité entre ce que l’on voit et ce qui est vu. Comme dans le schéma général émetteur/récepteur, c’est en assumant cette identité que nous nous exposons aux pires problèmes, avec le monde, avec les autres et avec nous-mêmes.

La signification profonde de ce constat est que le monde, dans sa totalité, est inaccessible, inconnaissable, perdu à jamais, si nous ne pouvons compter que sur notre corps. Un corps qui est de fait une cruelle prison sensorielle qui filtre structurellement et massivement les informations provenant du monde. Nous évoluons donc dans un monde où l’on ne voit qu’une partie infinitésimale de toute situation, où l’obscurité est la règle et la cécité une faiblesse.

Se libérer d’une prison…

Si nous sommes prisonniers de nos sens, comment nous libérer de cette prison ? Comment espérer accéder aux secrets du monde, à son ordre, ses opportunités, ses dangers ? La réponse est simple : en construisant des représentations opératoires du monde, c’est à dire des théories.

Étymologiquement, le Mot « Théorie » dérive de θέα, théa (« la vue») et ὁράω, horáo (« voir, regarder »). Une théorie résulte de l’observation de l’ordre du monde et de sa dynamique, et produit une représentation au travers et au sein de laquelle il va être possible de percevoir plus que ce que nos corps nous permettent de percevoir et surtout d’anticiper et de planifier des actions.

Lorsque nos ancêtres préhistoriques, grâce à leurs observations, planifient une chasse en tenant compte de la topographie, de la direction du vent, de la position du soleil, de la végétation, des comportements systématiques des animaux, ils ne font que théoriser, modéliser la réalité, et anticiper l’enchaînement des situations, en comprenant et en maîtrisant la causalité.

Lorsque les inventeurs de l’agriculture ont essayé de planifier toute leur campagne en comprenant les cycles temporels – jour, semaine, mois, année – en observant le soleil, la lune et les étoiles vagabondes que sont les planètes, ils construisaient une théorie globale du monde, une cosmogonie, grâce à laquelle ils pouvaient planifier leurs actions, pour le plus grand bien de la communauté. Ces représentations pouvaient être des instruments physiques, comme le site mégalithique de Stonehenge.

Lorsque Isaac Newton crée sa théorie de la gravitation, il offre à l’humanité la capacité de prédire avec une précision incroyable tout mouvement de tout objet dans l’univers, qu’il soit petit comme une pomme ou grand comme une planète, et donc de lire le monde comme un gigantesque mécanisme. La révolution industrielle est née de sa théorie, et de la canette de Coca-Cola au module lunaire “Eagle”, la plupart des projets humains, grands ou petits, sont basés sur sa théorie.

Lorsque Einstein, Schrödinger et d’autres ont créé la mécanique quantique, ils ont offert un modèle sans précédent pour comprendre[1] et utiliser ce qui se passe au-delà de notre compréhension quotidienne dans l’infiniment petit. Nos vies ont profondément changé grâce aux applications de leur découverte, la dernière mais non la moindre étant l’ordinateur sur lequel nous nous appuyions aujourd’hui pour communiquer, apprendre, nous divertir et vivre.

En résumé, l’homme a été capable de dépasser les limites de son corps et de ses sens en créant des représentations du monde, à l’intérieur desquelles il peut jouer mentalement et anticiper des événements, et plus encore créer des événements, afin d’atteindre les objectifs qu’il se donne et de se prémunir des dangers du monde. Il peut même, à partir de ces représentations se construire des outils plus puissants que nos sens pour explorer et mesurer leurs dimensions cachées. La capacité à construire des représentations est donc au cœur de l’humanisation et en a été l’arme ultime pour conquérir la planète, et au-delà.

Les théories ont toujours leurs limites, et c’est en les constatant au travers des instruments de mesure produits grâce à ces mêmes théories que l’homme s’en constitue normalement de nouvelles, plus larges, assumant, en les ré-exprimant, les théories anciennes, et en dépassant les limites. On passe ainsi du géocentrisme à l’héliocentrisme en constatant l’impossibilité de décrire le mouvement des planètes dans le ciel, comme on passe de la mécanique Newtonienne à la relativité Ensteinienne en constatant la constance de la vitesse de la lumière.

…pour une prison plus grande

Avec cette capacité à représenter le monde, à le théoriser, et à utiliser ces représentations, on pourrait penser que l’homme a surmonté la malédiction d’un monde comme une abstraction, en s’affranchissant des limites du corps, en dépassant la limite de ses sens, en n’étant plus exposé à aucune limitation de son action et de sa connaissance.

C’est malheureusement faux. Si l’homme s’est effectivement libéré de la prison de ses sens, il a surtout créé une nouvelle et plus vaste prison, d’autant plus dangereuse qu’il n’en voit pas les murs. Les théories sont des prisons dangereuses dès qu’on les confond avec le monde qu’elles sont censées décrire : péché d’identité encore, péché d’identité toujours. Les théories sont des outils si merveilleux et si efficaces que nous sommes poussés à identifier le modèle et le monde des phénomènes qu’elles sont censées modéliser, hypnotisés que nous sommes par cette efficacité.

L’aspect fantastique et dangereux de cette confusion est qu’elle n’est pas seulement mentale et abstraite. Elle change littéralement la façon dont nous regardons le monde. Et par regarder, j’entends non seulement le voir à travers nos yeux, mais aussi lire le monde. En effet, nous avons tendance à projeter sur le monde ce que nous croyons, ce que nous savons de lui.

Le monde est donc aussi une projection.

Cette projection est une véritable limite à notre intelligence, car elle caractérise, voire catégorise, toutes les situations pour les adapter à notre vision du monde. Elle a un effet direct non seulement sur la façon dont nous pensons le monde, mais aussi sur la façon dont nous le voyons. En fait, la théorie n’est pas seulement un regard sur les choses, très souvent, elle est aussi une chose ! Une chaise, par exemple, est avant tout une théorie de l’assise avant d’être un objet matériel fait de bois et de tissu. Nous ne la voyons jamais comme ce dernier, mais toujours comme la fonction qu’elle porte. Essayez de donner une chaise à quelqu’un, en la tenant assez haut, et demandez-lui de poser « Ça » par terre. « Ça » finira toujours sur ses pieds, plutôt que dans n’importe quelle autre position, car « Ça » est une chaise pour la personne à qui vous la tendez, un objet sur lequel on s’assied, dont il connaît la fonction, l’usage au point de la confondre avec elle.

S’il est un système de représentation où s’exprime avec puissance le péché d’identité c’est bien le langage. La confusion entre les mots et les choses est quasi consubstantielle de la culture humaine. Formules magiques ou prières, incantations ou prophéties, bénédictions ou malédictions elles sont toutes les manifestations d’un langage performatif. Et les animaux modernes et rationnels que nous prétendons être, vaccinés contre la pensée magique, en sont toujours les victimes, quoi qu’ils en disent. Essayez de faire scander une dizaine de fois la phrase « je veux que l’avion s’écrase » aux passagers d’un avion en vol, et vous constaterez la difficulté, sinon l’impossibilité de ceux-là à la prononcer (on ne sait jamais, dès fois que cela fonctionne…).

Cette propension à confondre les théories du monde et le monde n’est pas simplement un obstacle à l’évolution de notre compréhension et notre instrumentalisation du monde, elle est à l’origine de rejets, d’intolérances, de coercitions, de brutalités, de violences et même de mises à mort. Le péché d’identité entre les modèles et le réel engendrent des dogmes souvent constitutifs de pouvoirs et/ou d’ordre sociaux qui se sentent mis en danger par quiconque viendrait les contredire. Un texte d’origine divine, par exemple, ne peut dire que le vrai, et quiconque viendrait à le mettre en doute ne pourrait être qu’un pécheur au minimum et une créature du diable au pire. Une créature qui mérite d’être brulée en place publique à Rome, comme Giordano Bruno, le 17 février 1600, condamné et exécuté pour ses prises de positions scientifiques comme théologiques.

Notre salut, individuel comme collectif, dans notre rapport personnel au monde, comme dans nos constructions sociales et notre rapport aux autres, ne peut donc venir que de l’acceptation de notre incapacité à saisir la totalité du monde, mais aussi de la nécessité de construire des représentations qui nous permettent de le découvrir et le comprendre chaque fois un peu plus, en actant leurs limites intrinsèques, c’est à dire en refusant d’y croire ! Ce sont donc nos croyances que nous devons littéralement détruire.

Paradoxalement, c’est dans certaines religions que l’on peut retrouver ce refus de l’identité, et très exactement dans l’interdiction de l’idolâtrie. Qu’est-ce qu’un idolâtre si ce n’est quelqu’un qui adore l’image de Dieu plutôt que Dieu lui-même ? N’y-a-t-il rien de plus prétentieux que de vouloir représenter dans une image la totalité divine ?  A bien des égards, nous sommes des idolâtres qui adorent leurs images du monde plutôt que le monde lui-même.

Design & identité

Revenons maintenant au début de notre texte, et plus particulièrement à ce mouvement tectonique, partout en cours sur la planète, de retour à l’identité, comme refuge, comme salut, comme projet collectif des nations, voire des régions. La seule manière de nous sauver passe-t-elle par l’affirmation et la défense de nos différences et de nos traditions ?

En quoi cela concerne-t-il le design, et incidemment le designer ? et si oui, doivent-ils y contribuer ou y résister ? Le design étant LA culture du projet, on pourrait penser qu’à ce titre, il puisse naturellement et indifféremment contribuer à des projets identitaires. Je crains qu’il ne s’agisse là d’une vision simpliste, et ultimement dangereuse.

Au 21ème siècle, le design est cette culture, partagée, collaborative, pluridisciplinaire, dont les acteurs « contribuent à créer les conditions d’expériences de vie réussies, pour tous et chacun ». Cette définition embarque évidemment l’acception classique du design (les objets, les espaces, les signes, les interfaces, les services sont les conditions de nos expériences de vie). Mais, hégémonique, elle englobe aussi le management (« contribuer à créer les conditions d’expériences de vie de tous et chacun de ses collaborateurs »), comme elle englobe l’action politique (« contribuer à créer les conditions d’expériences de vie de tous et chacun de ses habitants du territoire »). Le design est donc fondamentalement politique. Il s’occupe de définir les conditions de notre vivre ensemble. C’est même sa grande responsabilité, et elle est universelle.

Comment alors concilier cette revendication identitaire avec cette mission universelle ? En changeant de lexique. Ce ne sont pas nos identités qui sont en péril, ce sont nos projets de vie communs. Ce ne sont pas nos traditions locales qu’ils s’agit de protéger, mais bien nos capacités à conduire nos projets là où nous vivons, localement. Les communautés n’ont pas besoin de se protéger, elles ont besoin de s’autonomiser. Elles n’ont pas besoin de figer leur culture dans du formol, mais de déployer des projets là-où leurs membres vivent, d’où qu’ils viennent, pour bien vivre. C’est d’habiter là, de débattre là, de décider là, d’agir là dont il s’agit, pas de protéger une culture idéalisée.

Un seul mot résume à lui seul cette approche : la subsidiarité. « Le principe de subsidiarité est une approche politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action, lorsqu’elle est nécessaire, revient à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Lorsque des situations excèdent les compétences d’une entité donnée, cette compétence est transmise à l’entité d’un échelon hiérarchique supérieur et ainsi de suite. Le principe de subsidiarité veille à ne pas déconnecter la prise de décision de ceux qui devront la respecter. C’est en somme la recherche de la sphère d’influence adéquate dans une organisation sociale par laquelle se déploie une action publique »[2].

On ne saurait trouver meilleure approche que le design, pour déployer une démarche subsidiaire ancrée sur le territoire[3], pour questionner, débattre, observer, problématiser, créer, prototyper, tester des solutions à des enjeux locaux, en impliquant toutes les parties prenantes, en s’assurant ainsi d’un consensus d’autant plus solide qu’il est l’œuvre de ces parties prenantes. Les enjeux identitaires disparaissent au profit de nos projets communs, et il nous est dans ce cas permis d’espérer échapper aux spirales du rejet, de la peur, de la haine.

Nous redeviendrons alors les animaux politiques que nous n’aurions jamais dû cesser d’être.

[1] Sur la difficulté de comprendre la mécanique quantique, Richard Feynman, un des génies de la physique quantique a dit cette phrase célèbre : « “Si vous croyez comprendre la mécanique quantique c’est que vous ne la comprenez pas”.

[2] Wikipedia

[3] Les territoires, nouvel horizon du design (https://www.design-en-nouvelle-aquitaine.fr/actualites/decrytpages/les-territoires-nouvel-horizon-du-design)

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