Research studies

Les supporters sportifs et l’expression politique au Maroc : Le cas du mouvement ULTRAS

 

Prepared by the researche : Marouane Elfaham /Doctorant en sciences politique et Droit Constitutionnel – Université Mohammed V, Faculté des sciences juridique économiques et sociale/ Rabat/ Maroc

Democratic Arabic Center

Journal of Political Trends : Twenty-Eighth Issue – September 2024

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
ISSN  2569-7382
Journal of Political Trends

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Résumé

L’article intitulé “Les supporters sportifs et l’expression politique au Maroc : Le cas du mouvement ULTRAS” explore le rôle des ULTRAS, dans l’arène politique marocaine. Les ULTRAS, initialement reconnus pour leur soutien inconditionnel et passionné à leurs équipes, se sont progressivement transformés en acteurs significatifs de l’expression politique.

Le texte analyse comment ces groupes utilisent les stades comme plateformes pour articuler des revendications politiques et sociales, échappant ainsi aux canaux traditionnels souvent contrôlés par le pouvoir.

À travers des chants, des tifos (choregraphies de supporters), et des slogans, les ULTRAS expriment des messages de contestation contre des problématiques variées telles que la corruption, l’injustice sociale, et la répression des libertés.

L’article met en lumière plusieurs cas emblématiques où les ULTRAS ont joué un rôle clé dans la mobilisation de la jeunesse et dans la sensibilisation à des causes politiques. En outre, il examine la réponse des autorités marocaines face à ce phénomène, souvent marquée par des tentatives de répression ou de cooptation.

En conclusion, l’article souligne l’importance croissante des ULTRAS en tant que vecteurs d’expression politique au Maroc, et pose des questions sur l’avenir de ce mouvement dans un contexte où les espaces de contestation sont limités.

Abstract

The article titled “Sports Supporters and Political Expression in Morocco: The Case of the ULTRAS Movement” explores the role of football supporter groups, known as ULTRAS, in the political landscape of Morocco. Initially recognized for their unwavering and passionate support for their teams, the ULTRAS have gradually transformed into significant actors in political expression.

The text analyzes how these groups use stadiums as platforms to voice political and social demands, circumventing traditional channels. Through chants, tifos (supporters’ choreographies), and slogans, the ULTRAS articulate messages of protest against issues such as corruption, social injustice, and the repression of freedoms.

The article highlights several emblematic cases where the ULTRAS have played a key role in mobilizing youth and raising awareness for political causes. Additionally, it examines the Moroccan authorities’ response to this phenomenon, often marked by attempts at repression or co-optation.

In conclusion, the article underscores the growing importance of the ULTRAS as vectors of political expression in Morocco and raises questions about the future of this movement in a context where spaces for dissent are limited.

  1. INTRODUCTION

Les mouvements ultras au Maroc, bien que nés dans les stades de football pour soutenir les équipes locales, ont progressivement évolué pour devenir des acteurs sociaux et politiques influents.

Ces groupes de supporters, initialement apolitiques, utilisent désormais leurs plateformes pour exprimer des critiques sociales et politiques, reflétant le mécontentement général de la jeunesse marocaine face à la situation socio-politique du pays.

À travers des tifos, des chants, des slogans, des fresques murales, et des messages, les ultras dénoncent la corruption, les inégalités sociales, le chômage, et d’autres problèmes sociétaux, transformant les stades et les rues en espaces de contestation et de revendication.

Cette étude explore l’émergence des ultras marocains, leur influence croissante sur le paysage politique et social, et examine si ces groupes pourraient un jour se constituer en mouvements politiques formels, ou s’ils continueront à jouer leur rôle de force de pression et de critique vis-à-vis des autorités.

Les objectifs de cette recherche :

Les objectifs de cette recherche sont triples : d’abord, comprendre les motivations et les méthodes employées par les ULTRAS pour exprimer leurs opinions politiques ;

Ensuite, analyser l’impact de ces expressions sur la mobilisation de la jeunesse et sur la société marocaine en général ;

Enfin, évaluer la réponse des autorités face à ce phénomène. L’utilité de cette étude réside dans sa capacité à révéler des dynamiques politiques et sociales qui échappent souvent à l’attention des analyses traditionnelles, enrichissant ainsi la compréhension de la contestation et de la résistance au Maroc.

La nouveauté de cette :

La nouveauté de cette recherche se trouve dans son focus sur un sujet relativement marginalisé dans les études académiques : l’usage des espaces sportifs comme lieux de contestation politique.

Contrairement aux travaux antérieurs qui se concentrent principalement sur les mouvements politiques formels et les manifestations de rue, cette étude met en lumière une forme de protestation moins visible mais tout aussi significative.

En cela, elle se distingue en apportant une perspective inédite sur la manière dont des groupes non traditionnels participent activement au débat politique.

La justification de cette recherche :

La justification de cette recherche découle du besoin de mieux comprendre les mécanismes par lesquels des groupes marginaux et souvent apolitiques, comme les ULTRAS, deviennent des vecteurs de changement social et politique.

Alors que les espaces de contestation sont de plus en plus restreints au Maroc, les stades de football offrent un cadre alternatif pour la dissidence, ce qui mérite une attention académique approfondie.

L’impact de cette recherche :

L’impact de cette recherche pourrait être considérable. En dévoilant les stratégies et les messages des ULTRAS, elle pourrait non seulement éclairer les dynamiques internes de ce mouvement, mais aussi offrir des perspectives sur la manière dont les autorités et les acteurs sociaux peuvent mieux comprendre et interagir avec ces groupes.

De plus, elle peut inspirer des études comparatives dans d’autres contextes géographiques et culturels, enrichissant ainsi le corpus des recherches sur l’expression politique informelle et les mouvements de protestation.

Problématique

L’évolution des groupes ultras au Maroc, passant de simples supporters sportifs à des acteurs sociaux et politiques influents, soulève des questions fondamentales sur leur rôle et leur impact dans le paysage sociopolitique du pays. Ces groupes, par leurs actions et leurs messages, semblent combler un vide laissé par les partis politiques traditionnels et les structures de pouvoir établies.

Cependant, cette transformation pose plusieurs interrogations : Les ultras au Maroc sont-ils simplement des mouvements de soutien sportif ou incarnent-ils une nouvelle forme d’expression politique et sociale ? Quelle est l’étendue de leur influence sur la société marocaine et sur les décisions politiques ? Peuvent-ils évoluer pour devenir des mouvements politiques formels ou resteront-ils confinés à un rôle de pression et de critique ?

Cette problématique vise à explorer les dynamiques internes et externes des groupes ultras marocains, leur capacité à mobiliser et à influencer, et les perspectives de leur évolution future dans le contexte politique marocain.

  1. Histoire des ultras marocains : Emprunt étranger ou spécificité marocaine ?

“… À l’ombre de la manipulation médiatique, si l’on peut dire, nous demandons à certaines plumes rémunérées de cesser certaines interprétations politiques vides de sens. Nous avons été, sommes et resterons des groupes apolitiques, nos actions sont motivées par le désir de rendre hommage à l’équipe et à ses supporters. Notre équipe est la raison même de notre existence, et non l’amour de la visibilité ou l’obéissance à des groupes, quelles que soient leurs caractéristiques.”[1]

C’est ainsi que les groupes de supporters de l’équipe du Raja Club Athletic (Green Boys) ont conclu leur communiqué relatif au “Tifo de la chambre 101”, en réponse explicite aux interprétations qui ont suivi l’affichage de cette citation. De nombreux chercheurs en sciences politiques ont tenté de la présenter comme une prise de conscience politique de la torture collective, en référence à la chambre 101 évoquée par l’écrivain britannique George Orwell dans son célèbre roman “1984”.[2]

Cependant, si nous relions ce communiqué aux actions menées par ces factions, que ce soit à travers les messages et tifos affichés dans les gradins, ou les chants et slogans entonnés par les supporters, nous constaterons une contradiction entre le texte, qui affirme que ces factions sont apolitiques, et la pratique qui montre des résultats différents, ce qui rend le sujet fascinant à explorer et à étudier.

Les ultras sont une catégorie de supporters de clubs sportifs, connus pour leur appartenance et leur loyauté inébranlable à leurs équipes. Le premier groupe s’est formé en Italie lors de la saison sportive 1968-1969 sous le nom de Fossa dei Leoni, pour soutenir l’équipe de l’AC Milan, suivi par les ultras de l’Inter Milan sous le nom de 1969 Boys San, avant que le phénomène des ultras ne se répande dans la plupart des régions d’Europe et du monde.

Au Maroc, les récits sur la naissance des premiers groupes ultras sont nombreux, mais ils s’accordent généralement sur l’année 2005. Un débat persiste entre les groupes de supporters du Raja Club Athletic, les Green Boys, et ceux du club des Forces Armées Royales (FAR) de Rabat, les Ultras Askary, sur la question de savoir qui a fondé le premier groupe ultra au Maroc.

Les membres du groupe casablancais affirment que la première apparition d’un groupe ultra au Maroc remonte au 21 juin 2005, lorsque des jeunes supporters du Raja, surnommés “la Click Celtic”, se sont réunis et ont décidé de fonder un groupe qu’ils ont appelé GREEN BOYS, signifiant “les gars en vert”. Leur première présence officielle a eu lieu lors du match opposant le Raja Club Athletic à l’Étoile du Sahel de Tunisie. Cet événement est célébré par les supporters du Raja dans de nombreux chants, l’un d’eux disant : “Nous avons apporté la civilisation, c’est nous qui dominons”,[3] se référant au fait qu’ils seraient les premiers à avoir introduit la culture des ultras au Maroc.

Cependant, ce point de vue est contesté par le groupe de supporters de Rabat. Les fondateurs des Ultras Askary, qui soutiennent les FAR de Rabat, revendiquent être le premier groupe ultra au Maroc, arguant qu’ils ont été les premiers à accrocher une banderole portant le nom et le logo de leur groupe (le “bâchage”) lors du match entre les FAR de Rabat et le Moghreb de Tétouan, le 22 octobre 2005. Les supporters de la Curva Che Guevara chantent dans leurs hymnes qu’ils ont été les premiers “les premiers au Maroc à avoir fondé la civilisation, illuminant le pays avec la Curva Guevara”.[4]

Depuis cette période, de nombreux groupes ultras ont été créés dans différentes régions du royaume, représentant diverses équipes sportives. À Tanger, on trouve les Hercules, à Tétouan les Siempre Paloma, à Fès les Fatal Tigers, à Meknès les Red Men, à Khouribga les Green Ghost, à Casablanca les Winners, à Béni Mellal les Star Boys, à Laâyoune les Sahara Strong, et à Oujda les Brigade Oujda, parmi d’autres.

La majorité de ces groupes adoptent des noms en anglais, évoquant des qualités telles que le courage, la noblesse et la force, caractéristiques de la compétition et de la valorisation de soi. Certains groupes utilisent des particularités locales comme métaphores identitaires, par exemple les Helala Boys, où “Helala” est une plante locale de Kénitra, ou les Imazighen, Rif Boys, et Zayan Boys, faisant référence aux habitants d’Agadir (les Amazighs), d’Al Hoceïma (les Rifains) et de Khénifra (les Zayans). D’autres noms évoquent une période historique, comme les Ultras Pirates pour l’équipe de l’AS Salé, ou la nature de l’économie locale, comme les Ultras Shark pour Safi, dont l’activité économique est centrée sur la pêche, et les Orange Boys pour la Renaissance de Berkane, en référence à la production d’agrumes caractéristique de la région de Berkane et ses environs.

  1. Ultras au Maroc : Entre encouragement sportif et engagement politiques

Ces groupes de supporters utilisent diverses méthodes pour encourager et soutenir leurs équipes depuis les gradins, telles que les chants, les fresques artistiques et l’allumage de fumigènes pour motiver les joueurs et les inciter à remporter la victoire. Ils se transforment également en groupes de pression contre les clubs et leurs dirigeants, allant jusqu’à provoquer la démission de présidents sous la pression qu’ils exercent.

Dans les rues comme dans les stades, les membres des groupes ultras expriment leur amour pour leur équipe, leur colère et leurs protestations à travers de nombreuses fresques murales ornées de motifs colorés, de dessins et de slogans spécifiques. Les visiteurs des villes comme Rabat, Casablanca, Tétouan, Agadir, et d’autres villes marocaines, peuvent trouver des murs de rues décorés par ces œuvres, créant une impression de marcher dans une galerie d’art en plein air.

Cependant, ces dernières années, l’activité de ces groupes s’est étendue, les menant à s’impliquer dans de nombreuses questions politiques qui préoccupent l’opinion publique. Ils brandissent des messages et des slogans à portée bien au-delà du domaine sportif, dépassant le simple cadre de la rivalité entre clubs.[5]

Cependant, en observant l’évolution du mouvement ultra au Maroc, on remarque un changement progressif dans le contenu de leurs messages et activités, passant de thèmes purement sportifs visant à encourager ou critiquer les joueurs et les dirigeants des clubs, à des thèmes politiques critiquant les partis politiques, le gouvernement et le parlement, et abordant des discours et revendications sociales exprimant des problèmes sociaux, se positionnant ainsi comme la voix du peuple marocain.

Plusieurs facteurs, tant internes qu’externes, ont contribué à cette transformation des messages de ces groupes. La conjoncture, notamment le printemps arabe et le rôle joué par les ultras d’Al Ahly et de Zamalek en Égypte, qui ont élevé leurs voix dans les stades pour réclamer des droits pour les martyrs et pour critiquer le conseil militaire, a également influencé ces changements.

En Égypte, les groupes ultras d’Al Ahly et du Zamalek ont joué un rôle clé dans l’allumage de la révolution, appelant à la révolte avant son déclenchement à travers des chants et messages dans et hors des stades. De même, en Tunisie et en Algérie, ces supporters ont contribué aux mouvements et manifestations populaires.

Un autre facteur clé a été l’émergence du Mouvement du 20 février,[6] qui a réagi aux conditions sociales et politiques précaires du pays en demandant des réformes, la liberté et la démocratie. Cette crise de confiance envers les partis politiques, reflétée par un taux de participation électorale faible,[7] a également poussé les jeunes à chercher de nouveaux moyens d’expression politique.

Ces facteurs ont conduit à la formation de groupes comprenant des jeunes et des adultes ne se retrouvant plus dans les organisations politiques traditionnelles et trouvant ainsi une expression dans le cadre sportif, bien que leurs slogans aient dépassé ce cadre en raison des changements contextuels.

La faiblesse des partis politiques et leur incapacité à jouer leur rôle constitutionnel,[8] le déclin des syndicats en tant que groupes de pression, et l’affaiblissement des organisations étudiantes dans les universités marocaines – autrefois des plateformes d’expression politique pour les jeunes – pourraient bien mener à l’émergence d’un nouvel acteur sur la scène politique. Cela soulève la question suivante : ce nouvel acteur pourrait-il être les groupes ultras ? Et comment les autorités réagiraient-elles à cette nouvelle dynamique ?

Pour répondre à cette question, il faut revenir des années en arrière, lorsque le ministère de l’Intérieur a décidé de dissoudre les groupes ultras au Maroc, les qualifiant d’illégaux et agissant en dehors du cadre de la loi sur les libertés publiques régissant les associations. Cette décision a été précédée de plusieurs mesures préparatoires, telles que la confiscation de banderoles et messages à connotation politique, des arrestations massives parmi les membres des groupes, l’interdiction des “déchirages” et de l’affichage des banderoles des ultras dans les tribunes.

Cependant, ces groupes n’ont pas obéi à l’interdiction,[9] et ont publié un communiqué commun annonçant qu’ils avaient décidé de “s’unir et de se solidariser pour trouver une solution à la crise causée par l’interdiction des ultras”, ajoutant qu’ils ne resteraient pas les bras croisés face à cette injustice et réagiraient pacifiquement jusqu’à l’annulation de l’interdiction et le retour des groupes dans les stades sans restrictions ni conditions.

Certains groupes ont choisi de ne pas se joindre à ce mouvement unifié et ont préféré jouer au “chat et à la souris” avec les autorités dans les stades, insistant sur l’affichage de leurs banderoles en défiant ouvertement le ministère de l’Intérieur, ce qui a souvent conduit à des affrontements et des arrestations de jeunes et d’adolescents croyant en la sacralité de leur mouvement.

Les méthodes et moyens de protestation variaient, mais le but était le même : permettre le retour des groupes ultras dans les stades. Des communiqués, des messages, des graffitis – “les ultras ne seront pas dissous” -, au boycott des matchs, en passant par l’organisation des finales du Championnat d’Afrique des Nations (CHAN) et la candidature du Maroc pour la Coupe du Monde 2026, les groupes ont annoncé leur boycott des stades en réponse à la décision du ministère de l’Intérieur, ce qui a conduit à des tribunes quasi vides et un manque de ferveur, inquiétant la Fédération marocaine quant à la réussite de ces compétitions. Par conséquent, les autorités ont suspendu leur décision, annonçant officieusement le retour des ultras dans les stades pour exercer leurs activités habituelles.[10]

Cependant, cette situation n’a pas duré longtemps. Après l’affichage du tifo “Chambre 101” par les Green Boys et les réactions qu’il a suscitées au niveau national, les autorités ont interdit l’affichage des tifos dans les tribunes, ce que ces groupes ont vivement condamné.

Quel était le contenu de ce tifo ? Et étant donné qu’il s’inspire d’une œuvre de littérature politique, les groupes ultras comptent-ils parmi eux des élites ? Est-ce la première fois que ces groupes diffusent de tels messages ?

  1. Manifestations de l’orientation politique des ultras au Maroc

Le groupe ultras Green Boys, qui soutient le club Raja Casablanca, a créé une fresque (tifo) lors du match contre le Wydad Casablanca le 23 novembre 2019, arborant l’expression “Room 101”.[11] Cette référence à l’œuvre de George Orwell, écrite au milieu du siècle dernier, critique les régimes politiques totalitaires qui pratiquent le mensonge et la répression contre ceux qui s’opposent à la vision du pouvoir politique ou du “Big Brother”.

Dans le roman “1984”, “Big Brother” est le chef du parti au sommet de la hiérarchie politique, infaillible et omnipotent. Tout succès, réalisation, victoire ou découverte scientifique lui est attribué. Toute connaissance, sagesse, bonheur et vertu sont directement liés à son leadership inspiré.[12] Après ce tifo, un grand débat s’est ouvert parmi les chercheurs en sciences politiques sur les implications de ce message, interprété comme un reflet de la situation sociale au Maroc, suggérant que le pays vivrait une forme de “Room 101”.

Ce tifo du Raja Casablanca s’inscrit dans une continuité de messages et n’est pas un point de départ isolé. En observant l’évolution des ultras au Maroc, on constate que ces groupes ont commencé à s’impliquer dans les affaires politiques et sociales du pays, exprimant leurs préoccupations à travers des messages, des fresques et des chants dans les tribunes.

Ces chants, en particulier, intègrent de plus en plus des thèmes politiques. La chanson “Qalb 7azeen” (Cœur triste) des Winners aborde des questions telles que la pauvreté, le chômage, l’immigration clandestine et les inégalités dans la répartition des richesses, la santé et l’éducation.

De même, les chants des groupes Hercules (“Blad El Kahra”), Halala Boys (“Sawt El Sheab”), UTRAS Eagles (“Fi Bladi Dlamoni”), et Black Army (“Ayyam El Qahra wal Dlam”), contiennent des critiques directes des conditions politiques et sociales au Maroc.

Outre les chants, les fresques, banderoles et messages permettent aux ultras d’exprimer leurs opinions sur divers sujets, critiquant les conditions sociales, politiques et culturelles du pays. Ces groupes utilisent les matchs comme des occasions de transmettre des messages politiques et sociaux de manière simple et directe, compréhensible par le grand public.

Les ultras au Maroc mènent une révolution, brandissant des slogans puissants critiquant les situations politiques et sociales du pays. Ils s’adressent aux autorités et à l’opinion publique avec un langage direct, des phrases brutes, tranchantes et pénétrantes.

Cette révolution est conduite par une élite instruite et bien formée. Selon une étude de terrain menée par un professeur universitaire, il a été constaté qu’il existe effectivement une élite parmi les supporters du Wydad, du Raja et d’autres équipes.[13]

Cette élite comprend des ingénieurs, des médecins et des étudiants de grandes écoles. Il est important de distinguer entre les supporters ordinaires et les ultras qui forment la force principale de ces mouvements. Ces ultras sont souvent des personnes ayant une haute conscience et formation, certains étant affiliés à des partis politiques, à des associations, tandis que d’autres n’ont aucune affiliation. Cela explique la nature politique et sociale des slogans qu’ils arborent.[14]

Nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle conscience issue des gradins des stades, que les autorités utilisaient autrefois pour éloigner les jeunes de la politique et les occuper avec le “football”, synonyme de distraction et d’asservissement.

Récemment, les messages des fresques, slogans et paroles des chants des ultras se sont multipliés, transformant les gradins en plateformes politiques et sociales où les jeunes expriment leurs préoccupations, demandes et opinions. Des termes tels que liberté, oppression, émigration clandestine, résilience et résistance sont omniprésents dans les slogans et chants de tous les groupes ultras marocains. Ces expressions font écho à la frustration et à la colère face à l’absence d’une véritable opposition dans le pays.

Les jeunes ultras trouvent dans les gradins un espace de catharsis et d’expression libre, loin de la tutelle des partis politiques, du contrôle des autorités et de la censure des médias officiels.

En examinant l’évolution des ultras en Europe, où le mouvement est né et a prospéré pendant plus de cinq décennies, on constate que ces groupes restent des mouvements sportifs exerçant une pression sur les joueurs et les administrations de leurs clubs, tout en constituant une force de pression envers l’État. Ces mouvements peuvent être qualifiés d’anarchistes au sens politique, ayant des problèmes avec l’autorité et les médias.

D’après ces observations, certains chercheurs en sciences politiques estiment que les ultras au Maroc auront un impact politique continu, exerçant une pression sur les autorités, avec un rôle qui pourrait croître à l’avenir. Cependant, il est peu probable qu’ils se transforment en mouvements politiques formels. Leur rôle futur se limitera probablement à la pression, la critique et l’envoi de messages politiques aux décideurs de l’État.

  1. RÉSULTATS

Les résultats de cette étude sur les groupes ultras au Maroc révèlent une transformation significative de leur rôle et de leur influence, tant dans le domaine sportif que dans la sphère politique et sociale.

  1. Influence Croissante et Politisation des Messages :

   – Les groupes ultras, tels que les Green Boys du Raja Casablanca et les Ultras Askary Rabat, ont commencé à introduire des messages à forte connotation politique et sociale dans leurs tifos et chants.

Par exemple, le tifo “Room 101” des Green Boys fait référence à une critique des régimes autoritaires, inspirée par le roman de George Orwell, 1984 ;

Des chants comme “Fi Bladi Dalmouni” (Dans mon pays, ils m’ont opprimé) et “Blad lkhara” (Pays de merde) expriment des préoccupations sociales telles que la pauvreté, le chômage, et l’injustice, et sont devenus des hymnes de protestation dans les stades.

  1. Rôle de Mobilisation Sociale :

   – Les ultras ont démontré leur capacité à mobiliser de larges groupes de jeunes, souvent désillusionnés par les partis politiques traditionnels.[15] Les stades de football sont devenus des espaces où les frustrations sociales et politiques sont exprimées, créant une forme de catharsis collective.

   – En dehors des stades, les ultras utilisent des graffitis et des fresques murales pour continuer à diffuser leurs messages, transformant les espaces urbains en galeries d’art contestataire.

  1. Présence de Nouvelles Élites :

   – Des recherches montrent que les groupes ultras comprennent des membres avec un niveau élevé d’éducation et de conscience politique, y compris des ingénieurs, des médecins, et des étudiants de grandes écoles. Cette élite joue un rôle clé dans la formulation des messages et la stratégie des groupes.

   – L’étude menée par le professeur Ghassan Lamrani révèle que ces membres instruits sont souvent à l’origine des slogans et des actions les plus politiquement chargés.

  1. Réactions des Autorités :

   – Les autorités marocaines ont réagi à l’activisme des ultras par des mesures répressives, telles que l’interdiction des tifos et des rassemblements dans les stades, ainsi que par des arrestations massives de membres. Toutefois, ces mesures n’ont pas réussi à éteindre le mouvement.

   – Les ultras ont répondu par des stratégies de résistance, telles que des boycotts des matches, des manifestations, et des campagnes de communication coordonnées, montrant leur détermination à continuer à exprimer leurs revendications malgré les restrictions.

  1. Perspectives d’Évolution:

   – Bien que certains chercheurs estiment que les ultras pourraient éventuellement se constituer en mouvements politiques formels, la majorité pense qu’ils continueront à jouer un rôle de pression et de critique. Leurs actions futures dépendront largement des dynamiques socio-politiques du pays et de la réponse des autorités.

   – L’exemple des ultras en Égypte et en Tunisie montre que ces groupes peuvent jouer un rôle crucial dans les mouvements de protestation, bien que la transition vers des entités politiques formelles reste improbable.

  1. CONCLUSION

En conclusion, l’émergence des groupes ultras au Maroc représente une transformation significative de la scène sociale et politique du pays. Ce mouvement, autrefois principalement associé au soutien passionné des équipes de football, est devenu un vecteur essentiel d’expression pour une jeunesse marocaine désireuse de faire entendre sa voix.

L’influence croissante des ultras se manifeste à travers leur capacité à politiser les messages dans les stades, à mobiliser de larges groupes de jeunes et à s’exprimer à travers des formes artistiques telles que les graffitis urbains. Leur présence ne se limite pas aux enceintes sportives, mais s’étend également aux espaces publics, où leurs messages contestataires contribuent à alimenter le débat politique et social.

Les ultras représentent une nouvelle élite consciente et éduquée, capable d’articuler des revendications politiques et sociales avec une précision remarquable. Leur résistance face aux mesures répressives des autorités témoigne de leur détermination à défendre leurs idéaux et à continuer à se faire entendre malgré les obstacles.

L’avenir des groupes ultras au Maroc reste incertain, mais leur impact sur la société ne peut être sous-estimé. Qu’ils choisissent de poursuivre leur rôle de critiques sociales et politiques ou qu’ils décident de se transformer en mouvements politiques formels, ils continueront à jouer un rôle essentiel dans la dynamique sociopolitique du pays.

En définitive, les ultras représentent un phénomène complexe et dynamique qui reflète les aspirations, les frustrations et les luttes de la jeunesse marocaine contemporaine. Leur évolution future dépendra de la manière dont ils parviendront à concilier leur engagement politique avec les réalités changeantes du paysage socio-politique marocain.

RÉFÉRENCES

[1] Communiqué, Ultras Green Boys 2005, Le : 26 novembre 2019.

[2] “1984” Se déroule dans un futur imaginaire où le monde est divisé en trois super-États : Océania, Eurasia et Estasia. L’histoire se concentre sur Océania, où le Parti dirigeant, dirigé par le mystérieux Big Brother, exerce un contrôle total sur la société.

Orwell, George. “1984.” Secker & Warburg, 1949.

[3]  « Jabna Lhadara Hna Li Nhakmo ».

[4] « Premier Fal Maroc Assasna Lhadara, Dawina Leblad bel Curva Guevara »

[5] Claire Gounon, avec Youcef Bounab, Au Maghreb, le soutien aux Palestiniens se crie dans les stades, MIDDLE EAST EYE, Lundi 13 mai 2024 – 13:50, In : https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/au-maghreb-le-soutien-aux-palestiniens-se-crie-dans-les-stades

[6] Le Mouvement du 20 février est un mouvement de protestation populaire au Maroc qui a commencé le 20 février 2011, inspiré par les révolutions du Printemps arabe. Les manifestants réclamaient des réformes démocratiques, une plus grande justice sociale, et la fin de la corruption.

Voir : Desrues, T. (2013). “Mobilizations in a Hybrid Regime: The 20th February Movement and the Moroccan Regime.” Current Sociology, 61(4), 409-423.

[7] L’abstention électorale au Maroc est un phénomène notable, reflétant le désenchantement de la population vis-à-vis du processus politique. Voici des chiffres précis concernant la participation électorale au Maroc lors des dernières élections :

Participation électorale aux élections législatives

Élections législatives de 2016 :

  • Inscrits sur les listes électorales: 15,702,592
  • Votants: 6,752,114
  • Taux de participation: 42.29%
  • Abstention: 57.71%

Élections législatives de 2021 :

  • Inscrits sur les listes électorales: 17,509,127
  • Votants: 8,789,676
  • Taux de participation: 50.35%
  • Abstention: 49.65%

Participation électorale aux élections communales

Élections communales de 2015 :

  • Inscrits sur les listes électorales: 15,702,592
  • Votants: 8,349,053
  • Taux de participation: 53.67%
  • Abstention: 46.33%

Élections communales de 2021 :

  • Inscrits sur les listes électorales: 17,509,127
  • Votants: 8,789,676 (même chiffre que pour les législatives car elles ont eu lieu simultanément)
  • Taux de participation: 50.35%
  • Abstention: 49.65%

Le taux de participation aux élections législatives de 2016 et 2021 montre une légère amélioration en 2021, mais l’abstention reste élevée. Pour les élections communales, le taux de participation en 2021 a diminué par rapport à 2015, indiquant un désintérêt croissant pour les élections locales.

Voir les résultats électoraux officiels publiés par le ministère de l’intérieur : http://www.elections.ma/index.aspx

[8] Le déclin des partis politiques est un phénomène observé dans de nombreuses démocraties à travers le monde. Plusieurs facteurs contribuent à cette tendance, aussi bien au niveau global qu’au niveau spécifique du Maroc. Les Marocains montrent une désillusion croissante vis-à-vis des partis politiques en raison de la perception d’un manque de transparence, de corruption et d’incompétence. Les partis sont souvent vus comme incapables de répondre aux besoins et aux aspirations des citoyens.

Catusse, Myriam. “Le métier de représentant au Maroc : Notabilisation et travail de mobilisation électorale.” Revue française de science politique, 2005.

[9] Mohammed Hamza Hachlaf, L’Union des ultras monte au créneau contre le ministère de l’intérieur, TELQUEL, LE 19 FÉVRIER 2017. In : https://telquel.ma/2017/02/19/les-ultras-montent-au-creneau-contre-ministere-linterieur_1535875

[10] Reda Zaireg, le Maroc parie sur le retour des Ultras, MIDDLE EAST EYE, Mardi 3 avril 2018 – 12:53, In : https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/football-le-maroc-parie-sur-le-retour-des-ultras-0

[11] La Chambre 101 dans “1984” de George Orwell est un symbole puissant de la terreur psychologique utilisée par les régimes totalitaires pour contrôler et soumettre les individus. En confrontant les prisonniers à leurs peurs les plus profondes, le Parti parvient à briser toute résistance et à réaffirmer son pouvoir absolu. Cette salle de torture extrême illustre les thèmes centraux du roman : la manipulation mentale, la trahison et la destruction de l’esprit humain sous la tyrannie.

Voir: Smith, Erika Gottlieb. “The Orwell Conundrum: A Cry of Despair or Faith in the Spirit of Man?” (1992) ;

Howe, Irving. “1984: History as Nightmare.” In 1984 Revisited: Totalitarianism in Our Century (1983).

[12] George Orwel, Op.cit.

[13] Ghassan Lamrani, Les jeunes des stades répondent à une réalité sociale caractérisée par la pauvreté, le chômage et le manque de libertés, ALYAOUM24, 01 Décembre 2019, 23 :01, In : https://alyaoum24.com/1341431.html

[14] Ibid.

[15] Abderrahim Bourkia, Ultras in the City. A Sociological Inquiry into Urban Violence in Morocco, The Philosophical Journal of Conflict and Violence, Vol. II, Issue 2/2018. In: http://trivent-publishing.eu/

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