Research studies

Dévoiler le système torturant : Approche de La Question d’Henri Alleg

Unveiling the Torturing System: An Approach to Henri Alleg's La Question

 

Prepared by the researcher : Mehdi HAMDI – Maitre de conférences, HDR – Dr en sciences des textes littéraires – Département de français – Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou – Algérie

Democratic Arabic Center

Journal of cultural linguistic and artistic studies : Thirty Issue – December 2023

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
 ISSN  2625-8943

Journal of cultural linguistic and artistic studies

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Abstract

Writing and discussing the issue of torture invariably represents a substantial challenge. The inherent sensitivity of both the reader and the writer, when delving into this painful experience, exerts a significant influence on the writing process. For some, tackling this subject can serve as a means to bolster their own resilience, while for others, it may entail the risk of reliving the traumas of this harrowing experience. Henri Alleg, as a victim of this inhumane cruelty, undertook the task of explaining and describing the reality of torture in his work, “The Question,” published in 1957, during the period of French occupation. His purpose was to share this experience with others, to reveal it, and to bring it to the world’s attention. The practice of torture, which the colonial system scarcely dared to acknowledge due to its secretive nature, eventually took shape and circulated discreetly, challenging public opinion.

This text provides an opportunity to explore a dark world peopled by torturers and victims, where the distinction between the victim and the perpetrator blurs, further complicating an abyssal equation between two parties engaged in conflicting relationships that define a concealed system of torture. To better grasp the complexity of this system, our study will first focus on the context of the confrontation between the perpetrator and the victim and then examine the underlying intentions behind these acts of torture. The works of Montagut Muriel will serve as the foundation for our reflection, while other sources will enrich our interdisciplinary study.

Introduction

Écrire et évoquer la torture n’est jamais une tâche aisée. La sensibilité du lecteur et de l’écrivain face à cette expérience douloureuse se présente comme un impact émotionnel influençant l’écriture. Si pour certains, l’acte d’écrire peut évoquer une expérience résiliente, pour d’autres, cela peut être un moment de revivre les vicissitudes et les de ce qu’il aura vécu comme traumatisme.

Victime de cette expérience barbare, Henri Alleg raconte et expose  dans sa Question, parue en 1957 sous l’occupation française, les brutalités auxquelles il a eu droit de la part de la machine torturante française. Il cherche à l’aide d’une écriture de témoignage à divulguer cette réalité en la partageant avec les autres, en la révélant aux yeux du monde. Marquée par le sceau d’une inhumanité sans précédent, cette torture que le système colonial ne peut mentionner, car rédhibitoire, devait voir le jour et se donner à lire. Sous une forme crue, mais blessante, elle prend forme et circule à la rencontre de l’opinion publique nationale et internationale pour crier son horreur et sa cruauté. Par cette action que la presse de l’époque a qualifiée de courageuse, Henri Alleg dévoile la vraie nature d’un système coloniale loin de se verser dans des actions de charité.

Le lecteur imprégné pour la première fois de telles horreurs se heurte à un monde pitoyable. Il y découvre des êtres répugnants, et en reste exécuteurs. C’est dans cet univers que ce lecteur découvre cette équation combien complexe où la victime et le bourreau s’affrontent dans la difficulté et constituent un rapport abyssal, caractérisé par des relations conflictuelles qui éclairent un système de torture sournois. Dans les caveaux de la mort sanguinolents où la torture se révèle une expertise pour les tortionnaires, l’aveu et l’information deviennent un écueil à atteindre.  Face à ces êtres, dépourvus de clémence, qui font tout pour finir leur tâche qui semble être quotidienne pour certains, les victimes répondent différemment. Les uns par des cris et des hurlements pour conjurer la souffrance, d’autres supportent le martyre et résistent à l’oppression. Si pour les premiers, la mort est une délivrance, pour les deuxièmes, ils s’affirment en résistant pour dire à l’ennemi qu’ils ne peuvent abandonner leur essence humaine.

Dans deux trajectoires différentes l’on distingue d’un coté la torture qui est érigée en un grade à atteindre et une érudition à s’approprier, de l’autre coté, la souffrance qui s’amplifie et suit une courbe paroxysmique de la première. Pour Muriel Montagut, l’acte de torturer ne peut pas à lui seul expliquer le système de torture, mais il aura besoin d’autres réalités pour qu’il soit intelligible et cohérent. Elle explique :

La terminologie de système torturant veut souligner le fait que la torture ne se réduit pas à un acte, mais englobe sous son aspect structurel trois éléments constitutif, le contexte, l’intention et l’acte. Cette appellation rend compte de l’interdépendance des composants les uns avec les autres. (Muriel Montagut, 2015)

Pour mieux comprendre et saisir ce monde carcéral, il convient d’aborder ce récit comme une corrélation à élucider. Détenu dans les ténébreuses cellules de la mort, où il a subi des tortures, Henri Alleg a fait l’objet d’interrogatoires et de supplices. Cette analyse nous la voulons une compréhension, du contexte de l’affrontement entre le bourreau et la victime, de l’intention recherchée, et de l’acte de torturer.

Pour répondre à ces questions, les travaux de Muriel Montagut, serviront de fondement de base à notre réflexion. Nous ferons également appel à d’autres recherches pour mieux comprendre quelques aspects du texte. En somme c’est au carrefour d’une analyse éclectique et pluridisciplinaire que nous allons inscrire notre étude. Nous pensons que cela est indispensable dans le cas de ce genre de texte qui nécessite des disciplines variées pour saisir sons sens:

Tout texte ne peut se lire véritablement que replacé dans son contexte. Cette opération intellectuelle nécessite des connaissances historiques que le transmetteur littéraire se doit d’aller puiser dans les ouvrages d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, d’enquêtes lui permettant de décoder des signes qui, hors d’une société précise et d’un moment bien daté, n’ont pas un sens évident. (Christiane Chaulet  Achour, 2018)

Notre apport ne se limite pas à aborder La Question d’un point de vue  historique, mais intègre également les  dimensions sociales, psychologiques, sociologiques, anthropologiques et politiques des éléments qui composent le système torturant.

Pour rappel, Henri Alleg était un journaliste et militant algéro-français de gauche. Né à Londres en 1921  de parents français, il a grandi en Algérie. Il s’est rapidement impliqué dans la vie politique de l’Algérie et a soutenu la cause indépendantiste. Cet engagement lui a valu d’être arrêté par la police française en 1957 et incarcéré pour une durée d’un mois où il a subi des tortures. Après sa libération, il s’est exilé en France et a repris ses activités politiques. Il décède en 2013 à l’âge de 91 ans.

  • La torture comme devoir patriotique ?

 Quand on ne peut se soustraire à la réalité politique, c’est impliquer, en plus du bourreau et de la victime, deux nations. Pour des idéaux différents et opposés ces deux entités, l’Algérie et la France, se battent pour des objectifs différents : l’indépendance pour l’une et le maintien du statu quo pour l’autre. Si l’un de ces deux idéaux prend le dessus, cela entraînerait inévitablement la disparition de l’autre. C’est de la survie de deux cultures qu’il est question. Pour Muriel Montagut « les dimensions politiques et sociales [sont] indispensable à la bonne compréhension » (Muriel Montagut, 2015) de la torture. Il ne s’agit pas de comprendre la torture comme acte, mais de justifier son utilisation comme moyen de persuasion, de punition et enfin de prévention. Dans un discours de repentance, le général Aussaresses déclare : « l’action que j’ai mené en Algérie, c’était pour mon pays, voyant bien faire, même si je n’ai pas aimé le faire. Ce que l’on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter » (Général Aussaresses, 2015, p. 10)

À travers les mots du Général, nous comprenons que cette posture révèle un devoir envers sa nation. Tuer et exécuter ne peuvent être que de simples services rendus à la nation contre tout individu soupçonné de porter préjudice à son propre pays. Les intérêts de la  nation priment sur tout et justifient les actions abominables telles que la mutilation et le meurtre. Cette posture considère la torture comme étant une opération qui a émané non pas d’une décision individuelle prise instinctivement mais à partir d’une décision réfléchie et au bout tolérée et saluée. Elle est une réponse immédiate aux individus considérés comme étant opposants au à la politique internes de l’Etat. Le Général qui rajoute :

Je ne cherche pas à me justifier mais simplement à expliquer qu’à partir du moment où une nation demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur pour contraindre la population attentiste à le suivre et provoquer une répression qui mobilisera en sa faveur l’opinion mondiale, il est impossible que cette armée n’ait pas recours à des moyens extrêmes (Ibid., p. 10)

Pour la survie  d’un Etat la torture devient une nécessité. Pratiquée dans des lieux discrets, elle ne tarde pas à avoir la grâce de la justice qui voit dans les résultats de cette pratique son propre succès. Pour Michel Faucault :

Et du côté de la justice qui l’impose, le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe. L’excès même des violences exercées est une des pièces de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. (MICHEL, Foucault, 1975, p. 32)

Par ailleurs, l’on comprend et ce n’est un secret pour personne, le discours se rapportant à cette réalité est vite frappé du sceau de la discrétion. Nier et contredire tout discours visant à dévoiler au grand public ces pratiques était monnaie courante. Les seuls à être au courant sont les membres de la famille de la victime. La disparition de la victime entraine inéluctablement la disparition des preuves. Pour Hannah Arendt :

Les criminels sont châtiés, les indésirables disparaissent de la surface du globe ; la seule trace qu’ils laissent derrière eux est le souvenir de ceux qui les connaissent et les aimaient, et l’une des tâches les plus ardues de la police secrète est de s’assurer que ces traces elles-mêmes disparaissent avec le condamnés. (Annah Arendt, 1972, p. 235)

Si la discrétion qui frappe la détention est de mise, dissimuler les traces de la torture est chose difficile. C’est en faisant parvenir dans la discrétion totale du lieu de son emprisonnement une copie d’une plainte, qu’il aura déposé bien plus tard, que l’opinion publique soit mise au courant de sa question. En effet, « du camp, Alleg fait parvenir en France une copie de la plainte qu’il a déposé fin juillet entre les mains du procureur général d’Alger » (Henri Alleg, 1992, p. 10.).  C’est à partir de cet événement que les rumeurs commencent à circuler. Pour l’éditeur de La Question : « A partir de ce moment, les bruits les plus inquiétants circulent tous les jours à Alger sur la « disparition », « l’enlèvement » et même le décès d’Alleg » (Ibid., p. 10.). A sa sortie, après une dénonciation des plus acharnée de la presse et des intellectuels, les traces de l’internement sont toujours visibles.  « Un mois après les tortues, il portait encore, nettement visible, des marques de liens aux poignets, des cicatrices de brulures et d’autres traces » (Ibid., p. 12.), pouvons-nous lire dans La Question.

L’équation de la torture semble impliquer d’autres variables qui doivent absolument être prises en compte. En plus de combattre cet ennemi, il s’agit de l’empêcher d’atteindre ses buts. Cependant, cela serait-il suffisant pour justifier le recours à de tels moyens extrêmes ? Il semble que d’autres exigences d’ordre judicaire, éducatif et vengeresse entrent en jeu dans ce système de torture:

En travaillant à comprendre les logiques de ces systèmes auprès des personnes qui les avaient subis, nous avons pu distinguer différentes logiques qui les traversent de manière récurrente : la logique judiciaire qui tend à utiliser la torture comme moyen de recueillir des renseignements ; la logique rééducationnelle qui vise à transformer les comportements ; et la logique punitive dans laquelle l’acte de torture est associé à un désir de vengeance. Une quatrième logique, mais qui existe de manière intrinsèque dans les trois précédentes, est une logique d’emprise. (Muriel Montagut,2015)

La Question apparaît comme une allégorie qui renvoie en abyme vers la nation algérienne. Désormais, Henri porte sur ses épaules la lourde responsabilité de représenter, au fond des cachots et souvent à l’insu des autres, une Algérie en quête de son indépendance. S’il s’était agi de sa propre personne, il aurait peut-être agi différemment. Cependant, lorsqu’il s’agit de ses compagnons d’armes et de tous les citoyens algériens, il a choisi de ne pas fournir les informations que l’ennemi voudrait obtenir. Cette attitude de résistance lui a permis de s’inscrire dans le registre de la fermeté. Dès lors, il devait faire preuve d’un grand courage et être prêt à confronter directement le bourreau. A la demande de l’un des bourreaux, Alleg répond par un refus catégorique : « je n’ai pas à vous en dire davantage. Je n’écrirai rien et ne comptez pas sur moi pour dénoncer ceux qui ont eu le courage de m’héberger. » (Henri Alleg, 1992, p. 20.)Il s’abstrait, à cet effet, de cette attitude globalisante en invitant son tortionnaire à un face à face sanglant où la course au sommet s’annonce d’ores et déjà palpitante, mais douloureuse. Pour Françoise Sironi « la torture fait taire. Elle fait taire victimes et bourreaux dans un même silence. Mais aussi ceux qui l’autorisent, l’encouragent, la programment dans le but évident de rendre leurs agissements opaques ». (Françoise Sironi, 1999, p.6) Dorénavant, le monde est réduit à l’acte de torture et en dehors de lui se néantisent les éléments qui le composent.

  • Bourreau et victime, les dessous d’une confrontation.

Réduits aux seules personnes du bourreau et de la victime, l’affaire devient personnelle et développe en abyme le manichéisme incarnant le Bien et le Mal. L’effacement de la société aidant, ce face à face s’érige le temps de la torture en un espace de confrontation inégale. D’une part la victime qui oppose une résistance à la torture et d’autre part le bourreau qui s’ingénue à plier la victime et l’amener à se soumettre et avouer. L’un des tortionnaire s’adressant à Henri Alleg s’écrie : «le lieutenant vous laisse réfléchir un peu, mais après vous allez parler. Quand on pique un Européen, on le soigne mieux que les « troncs ». Tout le monde parle. Faudra tout nous dire ». (Henri Alleg, 1992, p. 23.)Et d’ajouter plus loin : « tu vas parler ! Tout le monde doit parler ici ! » (Ibid., p. 30.)

Se soustrayant à sa propre humanité le bourreau revendique son animalité. Pendant cette torture, il évite de prendre ses responsabilités pour se hisser au rang d’une monstruosité où les actes cruels sont monnaie courante. Devenant non-sujet, en proie à la  haine, il se transforme en une manifestation de violence, qu’il transfère avec félicité sur le corps de sa victime, jusqu’à ce qu’elle se confonde avec sa douleur et son traumatisme. Cette victime chosifiée perd son humanité aux yeux de son bourreau et devient un objet expérimentable à qui l’on demande des comptes : « il vaut mieux aller dans la cuisine dans la pièce à coté, il y a de la lumière, on sera mieux pour travailler » (Ibid., p. 24.), déclara l’un des tortionnaires en désignant la cuisine comme un atelier où l’on torture. Si les différentes tentatives s’avéreraient vaines, « ils allaient expérimenter sur [lui] le « sérum de vérité ». C’était cela les « moyens scientifique » dont Cha ……..avait parlé » (Ibid., p. 63.)

La confrontation dans ce cas précis aboutit généralement à une reconnaissance absolue des deux parties de l’ascendant de l’un sur l’autre.  Cet ascendant est généralement marqué par un signe de reconnaissance, celui de voir la victime triompher de son bourreau. A Henri Alleg, le tortionnaire déclare : « c’est vraiment dommage. J’ai de la sympathie pour vous. Et de l’admiration pour votre résistance, je vais vous serrer la main, je ne vous reverrai peut être plus » (Ibid., p. 80.)

Sur un autre abord, dans une disgrâce devant les coups répétés du tortionnaire, la victime pourrait signer sa défaite et reconnaitre son impuissance. C’est à partir de là que le tortionnaire reconnait l’efficacité de la méthode utilisée et la valeur du travail effectué. Ce succès auquel il aspire le rassure et le réconforte. Il est considéré désormais par ses collègues  comme celui par qui la faiblesse de la victime s’est exprimée. C’est dire que « la reconnaissance par le tortionnaire d’une dissociation à l’œuvre est sans doute le signal pour lui que le travail a réussi à générer chez la victime la prise de conscience de sa totale impuissance » (Roy, Gabrielle. 2019)

Fier de son identité et de son engagement, la victime ne s’avoue pas facilement vaincue. Plutôt mourir que donner raison et satisfaction à son bourreau, la victime persévère et résiste. Cet héroïsme lui vaut de mettre à l’échec un interrogatoire sanglant ficelé à l’orée d’une machination meurtrière.  Cette brutalité en elle-même ne peut en aucun cas garantir la réussite. En effet, « la force brutale et la violence peuvent remporter une victoire matérielle, mais pas toujours un succès moral » (Laure de Chantal, 2013, p. 117). La Question montre « que les bourreaux et leurs commanditaires, même en infligeant aux malheureux tombés entre leurs mains toutes les tortures que leur dicte leur imagination, se heurtent parfois à une volonté sans faille de la part des victimes » (Ibid., p. 124).

Face aux menaces proférées par ses tortionnaires qui veulent se prendre également aux membres de sa famille, Henri Alleg oppose une endurance et un entêtement ferme. Désespéré, l’un des bourreaux, dit : « il s’en fout, il se fout de tout » (Henri Alleg, 1992, p. 45.). Même son de cloche chez la victime, ragaillardie par le fait de tenir devant son bourreau : « et je fus soudain heureux à l’idée que les brutes ne m’avaient pas vaincu ». (Ibid., p. 46)

Afin de supporter la douleur, la victime se néantise en s’imaginant intouchable. Elle s’offre les canaux d’une abstraction psychique où la douleur est annihilée. Cette absence en soi atténue la douleur et ramollit l’impact de la torture. En effet, le « fait de basculer dans l’Absence de soi protège en quelque sorte le sujet, car c’est une manière de nier l’expérience de torture» (Roy, Gabrielle. 2019). Henri Alleg qui se débattait au début de la torture comme pour conjurer la douleur, avait enfin compris :

Depuis la veille, je m’efforcer de regrouper tous les souvenirs que m’avaient laissé des lectures faites au hasard sur les effets du penthotal. « Si la volonté du sujet est assez forte, on ne peut le forcer à dire ce qu’il ne veut pas dire. » J’en avais retenu cette conclusion, que je me répétais pour garder mon calme et ma confiance. (Henri Alleg, 1992, p. 63)

Pour fuir momentanément l’épreuve infligée par le tortionnaire, notre personnage s’invente des espaces secondaires qui permettent au corps de résister à la douleur et l’inhiber. En rapportant l’une des scènes de la torture, il déclare :

Je m’entendais répondre avec une volubilité extraordinaire : je donnais des détails sur les difficultés de fabrication d’un journal, puis je passai à la constitution des équipes rédactionnelles. C’était comme j’avais été ivre, comme si quelqu’un d’autre avait parlé à ma place, mais je gardais assez de conscience pour me souvenir que j’étais entre les mains de mes bourreaux et qu’ils cherchaient à me faire dénoncer mes camarades. (Ibid., p. 66)

Ces espaces de substitution et d’oubli peuvent-ils constituer à eux seuls cette horreur exercée avec brio par le tortionnaire ?

  • L’horreur psychologique et les effets de la torture blanche.

Il s’agit d’une forme de torture psychologique. L’objectif est d’isoler complètement la personne que l’on souhaite torturer. Le bourreau commence par la séparer de ses semblables  de telle sorte à lui signifier psychologiquement sa néantisation sociale et son inexistence symbolique. Cette approche vise à l’éloigner de son environnement habituel et mettre à l’échec ses habitudes et comportements rassurants. Appelée “torture blanche”, cette façon de faire ne laisse aucune marque visible sur le corps. Toutefois, elle entraîne des conséquences dramatiques. D’après Muriel Montagut « la torture blanche, c’est-à-dire la torture psychologique et/ou torture « discrète » qui ne laisse pas de trace visible sur le corps. Ce type de sévices est avancé comme étant un moyen d’humaniser l’usage de la torture. L’idée de torture blanche a évolué vers l’idée d’une « torture propre » (qui rappelle la terminologie de « guerre propre »). » (Muriel Montagut,2015)

Le bourreau dans son premier geste inaugure une symphonie douloureuse qui  invite la victime à avouer ses tors. C’est dire que l’interrogatoire en constitue un élément de base de cette torture : « nous allons dixit l’un des personnages, vous préparer un interrogatoire tout-à l’heure qui vous suffira, vous répondrez, je vous promets». (Henri Alleg, 1992, p. 18). Généralement la politesse, dans ce genre de situation, est un moment de disgrâce qui permet d’évaluer la teneur de la torture et le faîte de l’interrogatoire. Elle peut éviter que la séance de travail aille au bout où des moyens de persuasion sont mobilisés. « Nous allons vous donner une chance » dit l’un des protagonistes sous forme de menace voilée. (Ibid.,p. 20)  Pour Henri Alleg, « le ton restait poli, on lui avait [même] enlevé les menottes » (Ibid.).

Seulement, quand l’information n’est pas obtenue, le climat se détériore.une pression et une anxiété terribles s’installent et envahissent l’endroit du supplice.  Cela finit souvent, quand la victime est assez courageuse pour ne pas avouer, dans une atmosphère d’angoisse qui progresse vers une phase de violence plus sanglante. Harcèlements et menaces sont là comme signes avant-coureurs  de la possibilité d’une torture imminente. En effet,  le tyran « harcèle par des avertissements avant de le faire par des tortures » (Laure de Chantal, 2013, p. p122).

Bourreau et victime cheminent progressivement dans le sens d’une dépression critique. Les paroles récurrentes du tortionnaire et les menaces proférées envers la victime provoquent la confusion, altèrent sa perception du temps et engendrent chez lui des délires. Les visions, les illusions, les mirages et les chimères s’invitent et assiègent une victime déjà à bout. Elle sont perçues par la victime tantôt comme alliés, tantôt comme adversaires. Alleg rapporte : « je faisais un effort et, soulevant les paupières, j’arrivais à reprendre pied dans la réalité pour replonger aussitôt dans cette demi-inconscience.» (Henri Alleg, 1992, p. 67).

Après avoir enduré d’innombrables souffrances, la victime ne tarde pas à plonger dans des rêveries spéculatives dans une conjonction avec des espaces créés par l’imagination. Ces espaces offrent une occasion de se protéger de l’ennemi, car la désincarnation utopique, c’est de cela qu’il s’agit, supplée à la réalité d’un corps ensanglanté. Il s’agit ici de la perte des repères spatiaux favorable à la paranoïa et à la psychose. Cette forme de torture est souvent employée pour briser la volonté de la personne, la plonger dans la confusion et l’amener à avouer des informations.

Un des effets indésirables est la remise en question de la présence au monde, ce qui fait naître des doutes chez la victime quant à son appartenance à la race humaine et à sa place dans l’espace qu’elle occupe. « Les sujets alors désorientés, écrit Montagut, dans un état de confusion, semblent ne plus se ressentir eux-mêmes comme appartenant à ce monde » (Muriel Montagut,2014). Cela ne l’empêche pas d’intégrer, toujours à partir de l’espace où il est torturé, d’autres espaces imaginés dans la douleur : « j’étais dans la rue, dans un appartement, dans un square et toujours avec ce « Marcel » qui me poursuivait et m’importunait de ses questions.» (Henri Alleg : 1992, p. 67)

Affectée grièvement, la victime présente des troubles mnésiques l’affectant non seulement  dans sa  relation avec le temps présent et l’espace immédiat, mais également avec son passé, son identité et l’ensemble de son être qui se confond avec les idées que le tortionnaire veut lui imposer. En plus donc de cette distanciation spatiale, « la victime de torture souffre aussi d’un dérèglement psychique temporel » (Ibid., p. 67). Aux frontières de cette souffrance dite blanche que l’on obtient par la menace, l’interrogatoire et le travail psychologique de répétition, une autre dite sanglante intervient pour suppléer ou compléter la première.

  • La chair comme témoin: la torture sanglante et les signes de la souffrance

Contrairement à la torture blanche, cette torture est l’une des pratiques les plus cruelles qui consistent à infliger des douleurs et des blessures pour obtenir l’information voulue. C’est dans ce sens que l’on retrouve des pratiques inhumaines telles que le viol, la mutilation, l’eau-boarding, l’électricité et d’autres encore. L’ensemble de ces pratiques génèrent non seulement des transformations psychiques et morales chez la victime, mais enregistrent comme, pour témoigner de la présence et de l’emprise du bourreau, des marques indélébiles d’une horreur qu’était jusque là muette pour s’exprimer comme gravures et tatouages. « J’ai côtoyé, durant ce temps, déclara Henri, tant de douleurs et tant d’humiliations»[1]. En s’interrogeant sur « les mécanismes qui sont mis en œuvre sous la torture et qui ont pour but de fabriquer de l’universel » (Ibid., p. 14), Sironi écrit :

Qu’ils soient intentionnels ou non, les marquages corporels ou psychologiques que constituent les méthodes de torture ont une propriété spécifique : générer des transformations. Ce processus de transformation est, en règle générale, culturellement organisé, précisément parce que les techniques mobilisées sont d’une efficacité redoutable. (Françoise Sironi, 1999, p.33)

Par ces marquages corporels imprimés par le tortionnaire, la victime se trouve devant un choix douloureux. Celui d’abandonner le groupe social, ethnique ou politique auquel elle appartient. La cicatrice, le tatouage et la mutilation sont autant de tonalités symboliques qui amènent la victime, ayant choisi de vivre, à abandonner et renoncer. Ces marques, utilisées pour ostraciser la victime, déshonorent celui qui les porte et agissent comme une incitation au reniement de son identité. « Sous la torture, écrit Sironi, les marquages corporels inscrivent une rupture d’alliance avec le groupe d’appartenance (religieux, ethnique, politique) auquel est affilié, de façon permanente ou provisoire, celui qui est soumis à la torture.» (Ibid., p.33)

Pour réussir son exercice, le bourreau ou le tortionnaire exhibent ses instruments, des plus simples aux plus tranchants. L’effet escompté est d’installer la peur chez son objet de mutilation et l’encourager à se soumettre. Les tortionnaires peuvent, à cet effet, se relayer pour dévoiler l’outil le plus à même capable d’éveiller plus de crainte chez la victime. En effet, « le lieutenant prit le relai de Ja……Il avait dégarni un fil de sa pince et le déplaçait sur toute la largeur de ma poitrine déclare Henri Alleg. J’étais tout entier ébranlé de secousses nerveuses de plus en plus violentes et la violence se prolongeait rajoute-t-il» (Henri Alleg, 1992, pp.27-28). Vaciller, faire tituber et chanceler la victime seraient tributaire de l’outil choisi :

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si l’objet le plus capable d’éveiller la crainte est celui qui découvre, dans une grande diversité, des apprêts terribles. De même que le succès du bourreau augmente à mesure qu’il étale plus d’instruments de torture (la simple vue triomphe de qui eût pâti sans fléchir) ; de même, parmi les objets qui subjuguent et domptent nos courages. (Laure de Chantal, 2013, p.31).

Face à ces outils, la victime est appelée à transcender ses limites physiques et morales de résistance. Le tortionnaire expose ses instruments de manière à ce que, à leur simple vue, la victime vacille. Le déploiement de cet arsenal est une opportunité jugée par le tortionnaire  comme étant capable de dépouiller la victime de son humanité en la plongeant dans les l’éther d’une violence irréversible. Une invitation à coopérer avant l’ultime exercice. En effet, l’ « on déploie l’arsenal de la cruauté(…) pour arracher un aveu(…) qui par leur seule vue brisent même les esprits des hommes ». (Ibid., p122).

Ces différentes mutilations provoquent chez  le torturé une prise de conscience en écoutant ce qui se passe d’effrayant en lui. Son corps et tout son être se confondent pour ne plus s’inscrire dans l’unicité. L’on peut comprendre, à cet effet, que « la douleur résultant de l’entaille ou de la brûlure qu’inflige le tortionnaire à ses victimes occasionne chez celles-ci une violente prise de conscience quant à l’amalgame soudainement devenu effrayant du Moi-frontière-cutanée-du-corps. » (Roy, Gabrielle, 2019). La victime ne sait plus qui elle est. Dorénavant en étant vulnérable l’aveu est possible. En somme, c’est un moment profitable au tortionnaire qui n’a qu’à cueillir l’information. « Comme ce corps est assujetti au contrôle d’un autre aux intentions destructrices, la personne est plongée dans la conscience de sa totale vulnérabilité » (Ibid., 2019). C’est de ce plaisir qu’entendait Henri Alleg priver ses tortionnaires.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, et selon le témoignage d’Henri Alleg, victime directe de la torture en Algérie pendant la guerre de libération, nous avons compris que la Question décrit les techniques de torture subies pendant un mois de détentions.

La question d’Henri Alleg raconte les tortures ayant cours pendant la guerre d’Algérie. Elle décrit avec détails les techniques déployées par les tortionnaires. La sortie de ce témoignage a ébranlé l’opinion publique  et la conscience internationale du fait de divulguer les pratiques de la police secrète à l’encontre de la population algérienne. En révélant la brutalité de cette police la Question le monde a découvert l’existence d’un système torturant dissimulé où sont outrées des idylles sanglantes. Le système mis en place par la police secrète française visait tout d’abord à obtenir des informations. Pour ce faire, les tortionnaires se relayent dans cet exercice abominable. Les tortionnaires utilisent des méthodes diverses, atroces les unes les autres. La gégène, les électrochocs, les simulations d’exécution et la suffocation ont toutes été essayé sur Henri Alleg, devenu le temps de ces supplices jouet dans les mains de ses bourreaux.

La tortue blanche est avant gout d’une autre torture appelée sanglante. La première est caractérisée par les menaces, l’interrogatoire et l’instauration d’un climat de peur et de psychose. L’objectif étant d’amener la victime reconnaître sa vulnérabilité et l’accusation dont il est victime. Si par malheur, la victime ne collabore pas, les souffrances et physiques l’attendent. Des outils terrifiants sont exhibés non loin de là pour donner à réfléchir sur leurs capacités à générer des douleurs.

L’objectif de ces supplices est de maintenir le contrôle non seulement sur la victime des tortures, mais également sur la population algérienne engagée dans la lutte contre le colonialisme. Ce qui choque véritablement c’est de voir le tortionnaire jubiler en torturant, car cela le conduit inéluctablement vers l’anéantissement de la victime.

Dans son affrontement avec le bourreau, Henri Alleg a réussi à résister aux assauts répétés de son ennemi, car dès le début, il était conscient que c’était avant tout un combat pour préserver son identité. Pour lui, avouer équivaudrait à renoncer à ce pour quoi il se battait. Sironi Françoise a raison d’écrire qu’en effet, « l’enjeu n’est pas seulement celui de l’aveu. Car livrer le secret, avouer, c’est se plier à la volonté omnipotente du tortionnaire, et à partir de là souffrir l’atroce transparence de la dépersonnalisation. Le secret et l’opacité intime sont fondements de l’identité. » (Françoise Sironi, 1999, p.18). C’est dire que pour le bourreau et l’institution qu’est derrière, la torture est loin d’être un procédé purifiant, il n’est en tout point qu’une manœuvre politique inhumaine.

Bibliographie

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Christiane Chaulet  Achour,  « La torture et la guerre. Mémoires en décalage : France/Algérie »,  in  DIACRITIK- Le magazine qui met l’accent sur la culture,  28 septembre 2018, consulté le 08/02/2023 sur https://diacritik.com/2018/09/28/la-torture-et-la-guerre-memoires-en-decalage-france-

Françoise Sironi (1999).Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob,

Général Aussaresses (2001) Services spéciaux. Algérie 1955-1957, Perrin.

Henri Alleg (1992) La Question, Editions RAHMA, Alger.

Laure de Chantal, Torturer à l’antique, supplices, peines et châtiments en Grèce antique, Les Belles Lettres, 2013.

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Murielle, Montagut (2014) L’être et la torture, Paris, PUF, Collection Partage du savoir.

Muriel Montagut, les recherches sensibles : l’exemple d’une étude sur la torture,

 Champ social/ « Spécificités »  2015/2 n° 8 | pages 73 à 78

Roy, Gabrielle (2019). Torture et deuil du sujet. Frontières, 31(1). https://doi.org/10.7202/1066197ar

[1] Henri Alleg, op.cit., p.14.

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